AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Critiques de Serge Rivron (6)
Classer par:   Titre   Date   Les plus appréciées
La chair

Il est toujours paradoxal d’avoir été époustouflé par un roman, et de réaliser, au moment d’en composer la chronique, qu’on est incapable d’écrire quoique ce soit à son sujet, parce qu’il échappe à toute tentative d’être capturé dans des mots.



La chair de Serge Rivron est de ceux-là, un roman qui m’a happé dès les premières pages, par son écriture précise et puissante, et m’a tenu accroché jusqu’à la dernière ligne de cette histoire terrible d’un homme qui, par la chair, cette chair infâmante de la tradition chrétienne, remonte les secrets terrifiants de ses origines.



Pourtant, lorsque j’ai voulu, il y a un mois, en écrire la chronique afin de vous faire partager mon enthousiasme, je me suis retrouvé incapable de trouver les mots suffisamment forts pour exprimer toute la portée de ce texte paru en 2007 aux Editions Jean-Pierre Huguet. Réfractaire à se laisser saisir, La chair est devenu durant ce dernier mois mon livre de chevet, lu et relu, annoté de toutes parts, disséqué jusque dans le plus intime de sa construction, pour toujours me laisser l’impression que l’essentiel se dérobait…



Puis, au moment où je pensais véritablement jeter l’éponge, j’ai compris…



J’ai compris que, comme cette chair puissante et impérieuse, en dépit des dogmes, des morales, des philosophies, qui durant des siècles ont essayé de la circonscrire, d’en canaliser la formidable énergie sans jamais y parvenir, l’écriture de Serge Rivron échappait à toute tentative de conceptualisation.



la critique de Julie R. pour livredelire.com :

Car cette écriture puissante et violente est de celles qui se ressentent, de celles dans lesquelles il est essentiel de s’immerger pour pouvoir l’appréhender, non dans une pensée réflexive, mais bien plutôt dans l’immédiateté de la sensation. La lecture de La chair ne peut se faire que comme une expérience totale, une lecture qui engage certes, l’esprit qui décrypte les mots, mais surtout le corps, ce corps de lecteur compris dans ce qu’il a de plus sexué, qui, seul, saura trouver par sa propre réminiscence de l’oubli de soi, dans cette chair délicieuse et dangereuse, obscène pour les censeurs et infinie dans ses possibilités à jouir d’elle-même, la clé lui permettant de saisir la force brute de ce roman.



Serge Rivron est un grand écrivain, de ceux qui ont pour seul moteur la justesse et la précision de l’écriture. Une écriture si terriblement sensuelle qu’elle fait voler en éclat tous les carcans des moralisateurs, nous entrainant dans un roman incroyable à découvrir absolument, puis, comme moi, à lire et à relire, quitte à s’y perdre, délicieusement…


Lien : http://srivron.free.fr/lacha..
Commenter  J’apprécie          70
Crafouilli

«Ah, c’est rabelaisien !» ça veut dire attention, c’est pas délicat, ce truc là, ça manque de correction. Et le nom d’un de nos plus grands écrivains a ainsi servi à façonner un adjectif diffamatoire. Monstrueux !

Mise en garde de Céline. Mais comme dans Crafouilli abondent jeux de langages, bas-corporel, gigantisme, ruptures de tons et bigarrures, Rabelais rôdera toujours dans les parages de ce livre. Jubilatoire, inconvenant, noir.
Lien : http://stalker.hautetfort.co..
Commenter  J’apprécie          50
La chair

Je n’ai pas pour habitude de parler de l’objet livre. En règle générale cela m’importe peu. Le livre ne m’est rien en ce qu’il est une copie, un duplicata de l’œuvre. Il peut être comparé aux répliques de tableaux que l’on trouve sur les calendriers par exemple. J’écris dans un livre, j’en corne les pages et je le souille parfois de thé ou de café. N’importe, c’est mon exemplaire, une photocopie en somme. Et même : plus l’un de mes livres est endommagé, plus je l’ai aimé (touché, annoté, promené). Cependant je dois reconnaître que cette édition me plait. Un format peu commun, une couverture d’une belle élégance, déjà de l’art. Un contenant raffiné pour un superbe contenu. Une belle alliance, un écrin pour un bijou.

Pour l’anecdote, nous avons, avec l’auteur, eu un petit différent il y a deux ou trois ans, lequel nous a conduits à « rompre » net sur Facebook. Mais puisque je lis Matzneff et que je regarde les films de Polanski, je n’allais pas me priver d’une bonne lecture pour un désaccord mineur. C’est donc sans hésitation que je lui écrivis à nouveau, après deux années sans contact, pour lui commander son livre. (J’avais dû vouloir le faire dès le commencement et puis j’ai oublié. C’est en relisant la critique de La Chair sur Stalker que j’y ai pensé à nouveau). Et c’est en gentleman qu’il reçut mon message et m’adressa l’ouvrage, qu’il dédicaça même (certes au nom de mon mari, sans doute un affaire de compte bancaire, mais n’importe). Ah, je m’aime quand je ne laisse pas mes passions influer sur mes choix de lecture ! Je serais passée à côté d’une belle œuvre, c’est dit. Tant que je crains beaucoup que ma critique soit assez piètre, n’en dise pas assez ou au contraire encense de manière ridicule.

Ce style ! Précis, méticuleux, travaillé, soigné. Voilà une écriture mâle et vigoureuse. C’est même parfois un peu agressif, ou plutôt brutal : un style qui remue, secoue, fait l’effet d’un coup de poignard parce que… j’en suis environ incapable. On n’admire pas qui l’on peut aisément égaler, mais ce qui nous est supérieur. Et Serge Rivron a écrit un roman tout à fait admirable. Chaque phrase, chaque mot est comme une fulgurance, une réjouissance. Serge Rivron est pour sûr un véritable écrivain, laborieux, artiste, professionnel.

Je me suis souvent indignée du manque de « beauté » des scènes de sexe dans les romans. Eh bien, je n’avais pas lu La Chair ! Ah, c’est fin ! Raffiné même. C’est savoureux comme, justement, une performance sexuelle, un peu luxueuse, un peu rare. De celles que l’on pratique en bas noirs et dentelles, et dans des draps de soie.

La Chair, donc. Le péché qui lui est associé autant que les délices qu’elle apporte. La Chair est probablement amorale au fond. Comment ce qui est un apport de suprêmes réjouissances de corps et d’esprit pourrait être à la fois un mal ? Et d’ailleurs, un mal pour qui et pour quoi ? Non, les plaisirs de la chair sont divins, délicieux. Les obscénités sont une vitalité. Le sexe est à la fois le moment de l’abandon et du contrôle absolu de sa virilité/féminité. Et c’est incessant, perpétuel : temporairement rassasié, on y revient encore et toujours, inventant de nouvelles façons d’orgasmes et de nouveaux plaisirs. C’est un tourbillon, une orgie de tête et de corps. Le sexe ne quitte pas vraiment l’homme, ou alors provisoirement. Le roman est ainsi fait : on y vient, on y revient, on en veut encore. On le termine et bien qu’ayant ressenti une vive jouissance tout du long, c’est à peine si l’on est épuisé. On recommencerait bien sur-le-champ.

Rivron envoie l’amour romantique dans les cordes, le balaye, l’écrase d’un revers de plume. Non, ça ne vaut rien environ. C’est la Chair, la sexualité bestiale qui prime, qui rapproche, qui lie un temps. L’homme est beau dans ses brutalités, dans l’expression de sa toute-puissante virilité. Il humilie autant qu’il fait jouir, tout comme ce roman m’a humiliée d’écriture autant qu’il m’a apporté de plaisir de lecture. Et ce n’est pas que beau, que littéraire. Ce n’est pas une pornographie de tête ni de salon. La puissance évocatrice est forte. Rivron excite au surplus de subjuguer. Double réussite. Roman fournaise, mais une fournaise raffinée, celle offerte par un amant délicat. Beau et affolant.

La Chair, d’ailleurs, c’est ce que son personnage réussit le mieux. Il jouit et fait jouir. Le reste, c’est environ le néant : fils de personne, ou plutôt fils de Marie, né sans père, se bornant à vouloir écrire un roman qu’il n’achève pas, Michel erre dans la vie, divague, devient fou de ne pas vouloir croire au miracle de sa naissance. Imaginons un Jesus qui aurait cru que sa mère, la sainte Marie, avait failli, qu’elle mentait depuis le début, qu’il était fils d’un amant de passage. Et pas même celui de Joseph. Non, le fils de personne, la résultat de la Chair, le rejeton d’une giclée de sperme anonyme.

Et les femmes, quelles femmes ! La bourgeoise bien mariée se laisse enivrer, posséder par la chair, quitte tout pour le sexe et quitte encore quand elle a jouit de tout avec l’amant. Elle quitte ensuite la France et jouit encore. Sa sœur, mannequin, s’ennuie à mourir, au sens propre presque, des hommes ordinaires : trop mous, trop doucereux, pas assez sexuels ni sauvages. Elle préfère se prostituer. Par goût, par attrait. Et jouir de toutes ses bites qui se fichent d’amour et de bienséance, qui ne veulent que l’user, la réduire à une machine à plaisir.

Elles veulent, toutes les deux, de la virilité, des élans hard, une ivresse de sexe. Elles sont infiniment femmes. Femmes d’instinct et non femmes-apprises.

S’il est un défaut de plausibilité dans le récit, notamment quand Elodie est trouvée inerte dans la chambre d’hôtel et que l’hôtelier va chercher le père plutôt que d’appeler les secours, ou encore lorsque quelques « hasards » étranges se produisent, donnant lieu à des rencontres et retrouvailles improbables, ces invraisemblances sont voulues, assumées, belles : Michel erre dans ses songes, se balade entre réalité et délires. On ne sait plus ce qui est vrai ou faux, qui est mort ou vivant, qui accouche et qui a accouché.

Tout est Mystique : la fille ressuscitée, la mère enceinte d’un homme mort. Tout est sacré, par contraste avec l’inceste qui se produit deux fois. Cette jouissance fraternelle, terrible, interdite, taboue, l’union de chairs d’une seule et même chair, est comme voulue par une force supérieure et divine. Rien n’est péché au juste, tant que les chairs jouissent.

Et puis cette sorte de descente aux enfers : l’alcool jusqu’à se chier dessus, jusqu’à en perdre toutes ses facultés mentales, jusqu’à l’errance du corps qui se traîne et se vautre. Et ne jouit plus, perd tout désir. La Chair est inexistante des bas-fonds de l’âme et de l’esprit. Il faut être en pleine capacité et en pleine vitalité pour désirer et jouir.

Et enfin, la fin terrible, la chair tout à fait, béate, offerte. Les odeurs de deux corps dans un lit, leurs Chairs mêlées à jamais, liées par le sang tout à fait.

Un excellent roman.
Commenter  J’apprécie          41
La chair

Commenter  J’apprécie          20
Crafouilli

Il faut aimer Rabelais bien sûr – non, il faut l’adorer ! – pour trouver à Crafouilli le goût de réjouissance qu’on reconnaît à toute expression déliée, foisonnante, dégagée de la plupart des conventions sémantiques et syntaxiques, cette écriture qui est un jeu continuel de liberté, de volupté, et qui s’enthousiasme aux plaisirs du corps, exultant littéralement de toute vitalité, du manger, du boire, du chier et du baiser, où chaque trouvaille est une célébration d’une langue française considérée comme un terrain d’infini ductile, où la littérature entière semble soudain désincarcérée à la manière d’un jaillissement intarissable, d’une turgescence ostensible, d’un orgasme épandu pleine page, de la fleur d’un plaisir désentravé, démoralisé, décuplé et exposé en son impudicité, d’une obscénité abondante et audacieuse, jaculatoire, décomplexée, amorale. Cette langue devient partiellement mystérieuse, son sens si personnellement métamorphosé ne trouve alors pas toujours l’entendement commun, le contact de la multitude par lequel elle fonde également une part de sa définition ; c’est certes un verbe si idiosyncratique qu’il confine à l’hermétisme : où l’individu tend (volontairement ou non) au plus essentiel particularisme naît inévitablement l’expérimental – la Pythie ; où le locuteur crée une langue, il doit s’attendre, en dépit même des dispositions favorables à le recevoir, à ne pas être compris et à impatienter. Cette manière de saisie extraordinaire et ludique du langage rencontre un vice intrinsèque dans ce qui, du message, n’est pas compris de l’extérieur : la qualité d’un langage se mesure aussi en termes d’efficacité à communiquer ; or, ce qui est perdu en transmission dans le bonheur de l’auteur à s’épancher de merveilleuses innovations s’apparente aussi à une limite, à un gâchis, à un achoppement, à une faute même de l’écrivain, à un manque de professionnalisme. Non pas, bien sûr, qu’il faille en écrivant s’abaisser à la compréhension d’une foule piètre, cependant si le philologue bienveillant lui-même succombe, à force de pièges, d’entraves et de surajouts d’obscurités, au sentiment d’importunité où sa progression est découragée par une multiplicité d’embûches que l’auteur a manifestement tendues à dessein de le confondre et de dissimuler le sens – j’ai eu plusieurs fois l’impression, en lisant Mallarmé, que le poète ne pouvait pas ignorer qu’il n’écrivait que pour sa propre compréhension, m’agaçant de ce qu’il était vraisemblable même qu’il ne « voulait rien dire » –, alors s’évanouit une part importante de la nécessité de publier un livre, à savoir : « passer », à d’autres, un message. S’affranchir à l’excès des normes du langage, c’est risquer de ne plus parler du tout, de ne plus rendre le son approximatif d’une langue ou d’une voix – la subtilité résidant dans la définition de cet « excès ».

J’ai lu plusieurs textes qui s’éjouissaient ainsi, se contemplant folâtres, gambadant avec fierté dans les pâturages bienheureux de l’inédit indécelable naturellement permis par l’Art, inutiles à autrui, autosatisfaits, en façon de thérapie de destruction ou de création, irrationnels et contents de cette absence d’ordre, uniques en une certaine acception comme l’est la démence sans digue ou le bazar sans construction, joyeux délires égoïstes, partisans avoués surtout de la sensation qui a toujours selon eux une « magie » pour amorce de rapport, plutôt régressifs en vérité que subversifs, douteux autant que triomphaux, certes tout de suite curieux mais aussi rapidement lassants au lecteur qui, civil, préfère alors rendre poliment une approbation de pure forme, entretenant l’illusion d’une connivence qui doit bien signifier quelque passage d’une idée – c’est si difficile, quand on n’y connaît rien, de critiquer un poète (et le lecteur français n’y connaît rien en général : comme pour tout, il réclame même de n’y rien connaître, c’est ainsi qu’il fonde toute sa tranquillité parce qu’en le clamant partout on ne lui demande rien qui ressemble à un jugement ou au début d’un engagement à affirmer quelque chose, il veut surtout ne jamais rendre de compte). Ce n’est pourtant pas précisément le cas ici, bien que cette œuvre comporte son lot de frivolités potentiellement pénibles au désir d’entendre une parole exacte c’est-à-dire univoque et fixé avec la responsabilité technique d’un spécialiste de transmission – car il est encore des lecteurs « froids » comme moi, défenseurs de l’efficacité et contempteurs de l’excuse, qui estiment que la valeur d’un auteur se mesure à la correspondance d’une digne intention et de son effet.

Crafouilli raconte la genèse d’un village éponyme – son peuple, ses figures spirituelles ou prosaïques, ses croyances et ses traditions – formant une légende explicative d’un mode de vie tournée surtout vers la satisfaction des besoins et des sens. Ses habitants sont gargantuesques ou pantagruéliques, et la langue pour en parler en cohérence devient riche de figures incongrues, de ruptures stupéfiantes, d’amalgames cocasses, de mélanges bouffons, conférant à l’ensemble un climat de carnaval et de farce dans un grand dérisoire absurde des origines où la religion se construit par hasard ainsi que les coutumes, où tout découle d’étranges imitations grotesques, où chacun aspire aux symboles et à se ruer dans les plaisirs évidents de la Vie, de cette grande vie où tous les freins paraissent des injustices et des turpitudes, des entraves à la liberté de cette étonnante évanescence qu’est l’existence humaine et dont il faut tirer chaque jour le plus grand profit. La philosophie même, si l’on peut user de ce mot un peu grandiloquent s’agissant de ce fond de jouissance, de cette œuvre, c’est l’immense adulation de la Vie pleine et entière et convoitée avec gourmandise et dévorée avec gloutonnerie, couleurs, senteurs, chaleurs, toutes choses exhalées par le corps, hymne à l’instinct naturel, profond, sauvage et envahissant du bien-être, où le bonheur de l’humour tient tout logiquement une place première traduite en tournures impromptues d’où naît le décalage contre le sérieux typique de la « Littérature » – une des essences de Rabelais : l’omniprésence du jeu. Cependant, il ne faudrait pas croire que ce récit pittoresque, excessif, imagé, emphatique, truculent, n’est qu’une vanité plus ou moins lassante et défoulatoire, sans narration réelle et sans objectif que le récit de sa propre geste en écriture-de-l’énormité, une mise en scène d’un soi formel outrecuidant qui se prend pour cible uniquement et selon laquelle le sujet même de l’œuvre, son intrigue, ne consiste qu’en une exposition d’enflure de son auteur soucieux de valorisation par contraste violent avec toutes les règles qui lui ont préexisté – tout auteur d’un peu d’expérience sait qu’il n’est pas difficile de produire un écrit sans règle, un écrit de l’affranchissement, un pur écrit de la destruction et de la rébellion contre tout ce qui régule et contraint, en quoi maints « efforts » par exemple des surréalistes, des nouveaux-romanciers et des dramaturges de l’absurde pour s’émanciper des traditions n’ont pas valu en difficulté l’effort d’un écrivain classique pour faire entrer son idée dans une forme admise et reconnue, quoiqu’avec tous les minutieux écarts personnels que cela suppose forcément. L’essence de l’art, si l’on y réfléchit, consiste justement à innover en tenant compte des impératifs d’un certain code nécessaire à la transmission : tout renversement sans distinction, fond et forme en totalité, tout irrespect sans discernement, tout anarchisme absolu, y figure l’acte enfantin par excellence, le défoulement disgracieux de celui qu’on peut raisonnablement suspecter de ne pas avoir su s’adapter à des règles ou de trouver un avantage notamment publicitaire à les dénigrer. Et pour revenir à ce style de l’ampoule sans pudeur, à cette forme inconvenante où la grossièreté des effets s’accompagne d’une disposition assez superficielle à la vulgarité pour le seul choc, il m’a toujours semblé que la critique avait élu Rabelais pour cette démesure à laquelle il a fallu parfois, mais seulement pour faire figure universitaire, adjoindre à toute force des « thèmes » et des « réflexions » qu’à mon sens le texte ne réalise pas avec un tel degré de profondeur, et je propose que cette insistance à l’idolâtrer est surtout due, à mon sens et à l’instar de la littérature de chevalerie inversement mièvre et convenue, à ce que l’archéologie littéraire ne propose, pour ces époques, guère autre chose pour « se servir », la « publication » étant rare à ces époques modérément préoccupées de littérature.

Rivron, lui, est un peu au-delà de ces affectations – mais peut-être pas beaucoup au-delà non plus, j’y reviendrai – pour au moins deux raisons :

La première, c’est que son texte incontestablement est d’un soin extrême et pas du tout une façon d’écriture automatique de tous heurts lexicaux ou moraux par exemple qui lui seraient venus en tête au moment de la rédaction. Il opère sans nul doute un travail fort méticuleux et composé sur le langage, et il faut être rompu à la philologie pour deviner la somme considérable de retouches que ce texte a exigé : c’est en cela une œuvre, et pas du tout, comme d’autres, le premier jet vaguement insolent d’un dilettante qui s’adonnerait aux plaisirs d’une imitation emportée. Ici, il est patent que ce que je n’ai pas compris n’est pas le fruit d’une volonté d’hermétisme, mais le résultat de références qui me manquent et m’empêchent d’en effectuer un décryptage probablement pour d’autres assez facile. D’ailleurs, l’essentiel, comme je l’ai dit, est très clair, et le village de Crafouilli, de page en page, s’augmente de figures et d’actions nouvelles qui constituent une histoire et un patrimoine : cette généalogie est le sujet tout transparent du livre, et c’est seulement la forme, ne cessant de jouer sur les attendus de la langue, rebondissant avec souplesse sur des connotations, travestissant des figures, multipliant les énumérations, réduisant les expressions à leur quintessence compréhensible, glissant de sons en sens et réciproquement, en somme cette virtuosité insistante, principe de suprême contorsion à sortir mots et phrase de la banalité, de la gangue grisâtre où ils se figent la plupart du temps, qui constitue l’originalité modelante du récit, et j’use à dessein de ce terme plastique car l’esprit du lecteur, pour autant qu’il soit très attentif et soucieux de partage, confiant dans la continuité d’un sens et dans la bonne volonté de l’auteur, est altéré de cette gymnastique continue qui, d’abord, l’oblige à insister pour saisir – d’où l’initial sentiment de travail un peu rude – et qui, peu à peu, par cette sorte d’accommodation qui est un usage accoutumé de certains muscles à s’adapter à des conditions extérieures devenues régulières et normales, perçoit de plus en plus immédiatement (allant même jusqu’à anticiper) le retournement des codes nécessaire à sautiller comme l’auteur de métaphores en amusements sémantiques. Dans l’exercice – auquel tout de même il faut être au départ bien disposé, et je doute que le lecteur contemporain y soit prêt, désireux surtout de ne pas réfléchir quand il lit et de progresser aussi vite dans le livre parce que sa vantardise le pousse ensuite à clamer qu’il a parcouru « tout cela » pendant ses vacances – figure un paroxysme de littérature, un parangon d’art, où le créateur réinterroge jusqu’au matériau qu’il utilise : c’est certes assez loin des intrigues plates d’aujourd’hui où l’auteur-prestataire-de-service-éditorial ne consent qu’à user des mots les plus accessibles d’un lectorat qu’il sait ou devine piètre en vocabulaire autant qu’en idées. Crafouilli, en cela, est un suprême respect accordé au lecteur perspicace et généreux… ainsi, malheureusement, que l’absolue certitude d’un échec commercial.

La seconde raison de ne pas considérer ce récit comme vanité et comme délire, c’est qu’il est manifestement fondé sur une dimension autobiographique à laquelle viennent s’ajouter des affects et des pensées, c’est-à-dire qu’il est une substance au lieu d’être seulement une forme ou une couleur, il décrit évidemment une chose plutôt que de s’épancher longuement dans la sphère éthérée du néant : en relatant le lieu attachant où il a lui-même vécu, le narrateur mélange ses propres souvenirs aux événements qui y sont survenus, et, passé la cosmogonie détachée et plutôt mythologique ou allégorique de ce monde, la relation chronologique du lieu prend des atours tantôt affectueux et tantôt critiques, toujours assez cryptés, où se devine une implication sentimentale et une vision réflexive ; concrètement, on y devine De Gaulle et mai 68, puis la mémoire familiale, quoique parcellaire, d’un narrateur qu’il faut croire confondu avec l’auteur (mais qui ne cesse de jouer avec la déformation et l’exagération irrévérencieuses des faits) ; on devine la pudeur, des tendresses, des audaces et des scandales, et surtout l’influence pernicieuse et toute puissante de la modernité sur un mode de vie autonome et sain, la décadence d’habitants oubliant l’heureuse simplicité des mœurs édéniques du territoire où ils ont grandi, la corruption immuable contre laquelle la résistance se perd et qui unifie l’intimité et la propreté individuelles des villages en une confusion, en un anonymat généralisé où la communication forcenée, où l’ordre impérieux de l’image et de la transparence, abolit l’altérité, c’est-à-dire au fond, toute identité. Cette progression dans le récit, qui rend les événements de plus en plus identifiables et personnels, est le témoignage d’une composition de fond et pas seulement de forme sur un sujet qui, par exemple, pourrait être fort extérieur et n’avoir aucune importance – n’est-ce pas plus ou moins le cas de Gargantua qui n’est à peu près qu’un carnaval et qu’un défoulement sur les plaisirs humains et sur la guerre ? Rivron n’a que le défaut de se livrer peu, de s’impliquer rarement, de ne rendre ses émotions qu’avec parcimonie en retenant la plupart des difficultés à peindre des développements subjectifs, et, surtout, ce séquençage, cette sélection de faits dont certains même symboliquement ne semblent que des amusements certes formellement maîtrisés mais thématiquement potaches – la bouffe, la merde, le sexe, les détritus, et le tout souvent mis ensemble (c’est longtemps le cas au début) – induit une impression de dérisoire et une lassitude que la patience mue, comme la mienne, par un goût de la découverte et de l’apprentissage ne permet pas toujours : on peut s’ennuyer jusqu’assez tard dans cette œuvre composite, faite de talentueuse verve qui n’en profite pas régulièrement pour réaliser la profondeur, le déploiement portant surtout sur la langue et moins nettement sur un sujet. C’est surtout un amusement bénin que ce Crafouilli (dont il aurait mieux valu, je le soutiens, supprimer la partie finale, intitulée « Apocryphes », très vaine, des brouillons presque), ou bien, à la rigueur, un exercice d’intérêt pour l’écrivain comme moi qui ne cesse jamais de s’interroger sur des modalités d’expression, c’est presque, pour ainsi dire, un document d’anthropologie pour spécialiste en communication.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
Commenter  J’apprécie          10
Crafouilli

Lien vers des critiques parues dans Le Figaro Littéraire et L'Action Française, et d'autres écrites par Clément Bulle et Yves Guesdon.
Lien : http://srivron.free.fr/crafo..
Commenter  J’apprécie          11


Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Serge Rivron (12)Voir plus

Quiz Voir plus

Les mouvements et courants littéraires français

Courant poétique formé par un groupe de sept poètes dont le nom est emprunté à une constellation de sept étoiles (1549-1560).

La Grande Ourse
La Pleiade
la Couronne boréale
Le Zodiaque

10 questions
704 lecteurs ont répondu
Thèmes : littérature , mouvements , franceCréer un quiz sur cet auteur

{* *}