Bande-annonce de Micmac à Bucarest
Février 2017
Malgré un froid à pierre fendre, nous tenons bon. L’immense place de la Victoire est pleine à craquer et des centaines de milliers de corps emmitouflés frémissent à l’unisson dans cette nuit glacée. Jamais, depuis décembre 1989, autant de Roumains ne sont descendus dans la rue. Il aura fallu attendre qu’une parodie de gouvernement fasse voter en catimini un décret d’urgence dépénalisant plusieurs délits de corruption pour que le vase déborde. Chaque soir depuis une semaine, partout à travers le pays, une foule excédée se rassemble pour crier sa colère sous un seul mot d’ordre : #REZIST.
L’ambiance est bon enfant. On offre des fleurs aux gendarmes. On distribue des boissons chaudes à des inconnus. On crée, à qui mieux mieux, des slogans percutants.
Assisterait-on enfin au réveil d’une conscience civique en Roumanie, bientôt trente ans après la fin de la dictature ?
Rien n’est moins certain.
Tandis que cette année [2018] encore, des centaines de milliers de Roumains désabusés quittent le pays pour aller tenter leur chance ailleurs, Arthur Weber décide, lui, de s'y installer et d'y fonder un foyer.
(p. 13)
Dans la physionomie de ces deux gardes du corps, autant d'angélisme que de probité dans les comptes de n'importe quelle institution publique de Roumanie. Et côté discrétion, on est plus proche d'un concert de Rammstein que de Carla Bruni !
(p.76)
Ces quelques heures à Bucarest m’ont largement suffi pour constater de nouveau, et avec regret, que cette ville est toujours d’une étonnante fidélité à elle-même : tumultueuse, désordonnée, inclassable, épuisante, et par-dessus le marché, peuplée de près de deux millions d’habitants à son image.
— Nous n’avons retrouvé aucun téléphone cellulaire sur Denis Haiducu. C’est tout de même étonnant, vous ne trouvez pas ? Surtout en Roumanie où tout le monde en a au moins deux.
La Guerre Froide a laissé des traces indélébiles sur notre continent. Y compris dans le domaine de l’humour ! Quand j’étais plus jeune, après la chute du Mur de Berlin, je pensais qu’en quelques années cette cicatrice disparaîtrait, qu’il nous suffirait d’apprendre à nous connaître, que je pourrais, par ma double culture, contribuer à ce remaillage européen. Mais ces retrouvailles ont tardé et j’ai dû vite abandonner cette présomptueuse ambition d’édifier mes contemporains.
— Quatre avril 1944. Une pluie de bombes américaines s’abat sur Bucarest. Boum ! Boum ! Boum !
[...]
— Les Amerlocs balancent leurs pruneaux sans pitié sur la populace. Z’aviez qu’à être du bon côté ! Trois mille refroidis ! Le Guernica roumain ! Et au milieu de ce charnier, le corps sans vie du saltimbanque. Finie la rigolade ! Fini de pousser la chansonnette ! Le couperet tombe sans prévenir et n’épargne jamais personne. Même le meilleur des clowns !
Ah ! Maudite tyrannie bucarestoise du pourboire auto-attribué !
— San-Antonio !? J’ignorais que Frédéric Dard avait ses adeptes jusqu’en Roumanie.
— Des fanatiques, vous voulez dire ! Dans les années quatre-vingt-dix, les librairies roumaines ont été inondées par cette série. On en traduisait jusqu’à quatre à cinq titres par an ! Après des décennies de censure et de littérature bien-pensante, croyez-moi, ces romans trouvaient preneurs. Un chef-d’œuvre de la libre-pensée, d’après mon père. Lui-même est devenu tellement accro à cette collection qu’il s’est mis à en adopter le langage et à contaminer toute la famille. Résultat des courses, Răzvan n’a jamais lu un seul conte de fées avec son grand-père, mais il est devenu incollable sur Alice aux pays des merguez, Le Pétomane ne répond plus ou Remets ton slip, gondolier !
Ces histoires de coups tordus, de trahisons, de complots, de double-jeu me mettent à chaque fois le cerveau à l’envers.
— Quel intérêt d’avoir mis en place une machination aussi tarabiscotée ? ne puis-je pourtant m’empêcher de demander.
— Tout d’abord, pour des raisons diplomatiques. Depuis quelques années, les dérapages mégalomanes de Ceauşescu inquiétaient l’Occident et on cherchait un moyen de renverser une opinion publique encore très favorable à son égard. En apprenant le cynisme avec lequel les services secrets roumains s’en prenaient à des opposants sur leur territoire, les Français en furent outrés. Le Président François Mitterrand, qui devait se rendre en visite officielle à Bucarest cette année-là, reporta même sine die son déplacement. Et puis cette mystification avait aussi une raison très pragmatique. Organiser ces prétendues actions criminelles permettait à Matei Haiducu, avant que sa défection ne soit découverte par les autorités roumaines, de rentrer à Bucarest et de mettre à l’abri les membres de sa famille en les aidant à se réfugier en France. Notamment son plus jeune frère, Andrei Ion Haiducu, qui deux ans à peine après son arrivée à Paris, épousa une Française avec qui il eut un fils.