Citations de Thierry Clech (13)
Seul, dans le silence, j'occupais mon temps à regarder par ma fenêtre. Je voyais cette même baie, cette même mer, cette même île que je voyais lorsque j'étais enfant, par cette même fenêtre, admirais les mêmes variations de lumière sous d'identiques nuages glissant éternellement dans le ciel, et je restais là, prostré, à songer à ma vie qui avait passé depuis ce temps, loin d'ici.
Ce que l'on désire avec ardeur effraie parfois autant que les peurs les plus irraisonnées, me dis-je alors.
Je quittais pour la première fois ma ville, ma jeunesse, et j'imaginais déjà ces espaces inconnus que j'allais traverser mais que je ne verrai pas, plongés dans les ténèbres de la nuit, des plaines, des champs, des villes endormies dont je ne savais ni les noms ni la géographie. Aussi, je profitai des ultimes lueurs du jour pour regarder au-dehors, songeant que la vitesse de défilement du paysage était plus ou moins en concordance avec celle de ma vie sur cette terre, ce dont je pris soudain conscience en voyant s'éloigner mes souvenirs, de l'autre côté de la vitre.
Ne même plus penser que je suis si loin, de l’autre côté du monde, à Tokyo, au Japon, oublier mon corps et vider mon cerveau autant que possible, de sorte qu’il se résume à la simple conscience d’errer dans un recoin de l’univers, seul parmi les étoiles.
Je rouvris un œil Mon père était bien là, bouche qui béait avec une mouche zonzonnant à sa verticale, prête, imaginai-je, à plonger en piqué dans sa cavité pour y coller sa trompe, sucer des restes et y goûter des sucs. Mon père ronflait. Mes frères dormaient tout aussi bruyamment. Plus loin j'avisai ma mère, et à côté d'elle, le profil émacié de mon grand-père, joues incurvées sur les dents qu'il n'avait plus. Tous clappaient, vrombissaient, ronronnaient. Aucun, semblait-il, n'avait perçu les deux cris successifs qui m'avaient tiré de mon sommeil.
Le ciel change sans cesse mais ses teintes reviennent. Céruléen, safran, cobalt ou ébène. L'eau des océans glisse et reflue sur le sable, jamais ne disparaît. Chaque jour le soleil s'élève et décline. L'horizon ni ne s'approche ni ne s'éloigne. Les reliefs s'érodent lentement.
" Aussi je refermai mes paupières, écoutai les vagues s'écraser sur le sable, dont le reflux, dans un rythme régulier, inéluctable, emportait au large, l'un après l'autre, tous les visages que j'avais aimés."
Dès le lever, tout s'enchaînait à l'identique. J'allais sur ma chaise d'affaire pour l'aisance et le soulagement du corps, non en présence de mon valet comme le roi procédait pour montrer sa puissance, car j'en étais pour ma part gêné et ça me bloquait. Aussi, après une ou deux vaines tentatives en ce sens, je préférais désormais chier tout seul.
Mon père vieillissait mais ne mourrait jamais. Les années passaient, et, à chaque hiver dont je pensais qu'il serait le dernier, succédait un été où il était toujours là.
Je venais souvent ici, sur ce rocher en forme de promontoire tout proche de mon logis, pour me soulager quand je me levais au beau milieu de la nuit. J'en profitais pour observer la mer, inquiétante dans le silence, que je devinais calme ou remuante, mais qui, par des nuits sans lune, me demeurait pratiquement invisible dans les ténèbres, se confondant, sans ligne d'horizon discernable, avec le ciel.
Puis mes paupières retombèrent et je disparus dans ce trou noir par où vient la vie, par où elle s'en va.
" Mais sans doute est-ce l'inconscience du présent qui nous fait dire des bêtises ou en commettre, et la connaissance du passé qui nous fait les juger."
Étais-je condamné à être l'otage de mes propres contraintes, le fossoyeur de ma propre vie ? Ne pouvais-je échapper à ma condition ? Que devais-je faire pour retrouver le goût du temps que je traversais ?