À l'occasion du Forum des libraires 2023, Sophie Charnavel, Directrice générale, présente la rentrée littéraire de Robert Laffont - @edrobertlaffont
0:00 Introduction
0:31 La Reine aux yeux de lune de Wilfried N'Sondé
0:47 La Danse des damnés de Kiran Millwood Hargrave
1:05 Les Petits Farceurs de Louis-Henri de la Rochefoucauld
1:30 Juliette d'Abd Al Malik
1:58 Proust, roman familial de Laure Murat
2:41 Comment aimer sa fille de Hila Blum
Un événement @livreshebdo_ en partenariat avec @babelio
Je me suis tu il y a plus de quatre cents ans, mes mots se sont perdus dans le silence de la mort mais, aux curieux qui s’arrêtent un instant devant mon buste, j’aimerais dire combien je regrette d’avoir été, au fil des siècles, réduit à la couleur de ma peau. Je souhaiterais leur raconter mon histoire, parler de mes croyances, des légendes de mon peuple, évoquer la folie des hommes, leur grandeur et leur bassesse. Si les badauds pouvaient seulement m’écouter, ils prendraient conscience que sous la pierre qu’ils contemplent quelques secondes survit une mémoire oubliée, celle des esclaves, d’opprimés et de suppliciés croisés au cours d’un long et périlleux voyage sur un océan, deux mers et trois continents.

J'avais plié sous la brutalité avec laquelle on m'avait traité et m'étais tu, mais personne n'arriverait jamais à supprimer ma relation avec l'au-delà. J'avais la certitude que le fanatisme était une imposture, le doute qui parfois s'était immiscé dans le cœur même des apôtres était un passage essentiel qui avait revigoré leur ferveur. En pays Kongo, le divin m'avait été enseigné dans un bain d'amour d'où toute crainte était exclue, mes pairs avaient rarement évoqué l'enfer et le péché. Dieu devait symboliser la tendresse qui sécurise, console, laisse Ses enfants libres de façonner eux-mêmes leurs destin, et les aide à les réaliser à la lumière du Saint-Esprit. un vent de révolte me traversa le corps : jamais je n'accepterais un Seigneur du tonnerre, strict, qui punirait chaque écart ou désobéissance avec cruauté. La mort m'ouvrait les bras mais mon sacrifice ne serait pas vain. J'étais prêt à lutter, à rester debout au nom du calvaire des suppliciés de l'arbitraire, en souvenir des cendres fumantes des brûlées vives. Je gardais en moi les bruits de métal, les cliquetis sinistres des chaînes qui entravaient les membres prisonniers : enfants, femmes, hommes agonisant dans l'entrepont.
À côté des corps en décomposition, le trépas se présentait aux malheureux détenus dans toute son horreur. Il s'agissait de les briser un peu plus, de dérégler durablement leurs cerveaux, de les contraindre à accepter les lambeaux d'existence que leurs geôliers daignaient leur accorder comme un bien précieux, et d'anéantir le courage des plus résistants en les poussant à supplier leurs tortionnaires de les libérer de la présence des morts. Les dresser à implorer. Transformer les bourreaux en maîtres, afin que dans l'horreur les otages apprennent à accepter leur condition.
Elle [la maîtresse noire et le fils métis du capitaine du navire négrier que celui-ci vend pour "augmenter ses gains"] avait commis l'erreur doublier que l'esclavage était une gangrène qui nous menaçait tous, sa logique consistant à redéfinir la nature humaine à sa guise, pourvu que l'on puisse faire des êtres humains un commerce rentable.
Ils avaient choisi le Raïs Dali comme leur chef suprême de plein gré, et il resterait Dieu et Diable en personne tant qu'il jouirait de leur confiance. Je fus émerveillé par cette idée, nouvelle pour moi, d'une adhésion volontaire à l'autorité. Personne au pays des Bakongos n'avait eu son mot à dire sur la légitimité de ceux qui gouvernaient. Chez nous, le lignage d'un individu justifiait sa place dans la société, la concertation n'existait pas, encore moins la critique. La parole des détenteurs du pouvoir faisait office de loi. Mon univers s'était longtemps limité au Kongo, je me réjouis de me plonger dans un bain de diversité.
[NB : extrait de la description des us et coutumes sur le navire pirate où le narrateur a échoué bien malgré lui]
Après cela, ils devinrent sourds au son de nos voix, la croix que nous vénérions commença à s'affirmer par la contrainte, forte de sa prétention de substituer aux masques rituels rendant hommage aux esprits anciens. Puis s'installa le règne sans partage de l'argent qui écrasa toute considération d'ordre moral ou spirituel, seuls importaient les produits de luxe, les armes à feu. La séquestration de masse dans des cales sombres comme celles du Vent Paraclet avant le passage vers l'autre côté de l'océan s'organisa méthodiquement, avec une précision effrayante. Et des chaînes de métal pour entraver le corps. Les sordides bijoux de la servitude ornèrent les cous et les chevilles, même de ceux qui s'étaient convertis au christianisme.
Tu peux partir l'ancêtre, je ne porte pas de colère, j'ai avec moi des diables et des esprits de grandes bontés, ne manque que la force de retrouver l'amour et la volonté de bâtir pour demain.

Longtemps je me suis moi aussi persuadé que les étrangers étaient les premiers responsables des catastrophes et des terribles épreuves que subirent les Bakongos. J'ai réalisé bien plus tard que nos hypocrisies, le mépris du prochain, nos aveuglements et surtout notre incapacité à nous remettre en cause furent les sources de notre faillite. J'explore le passé, ce labyrinthe d'angles, de courbes, d'impasses et de caches secrètes, je l'arpente sans cesses. Mon coeur ressent une tendresse particulière pour les esclaves dissimulés dans les ombres de l'histoire du royaume Kongo. En plus des personnes offertes aux différents clans, la Bakongos soumettaient leurs ennemis, mais aussi ceux qu'ils qualifiaient de déviants, toutes celles et tous ceux à qui, pour une raison ou une autre, ils n'accordaient qu'une place de second rang. Et même s'ils ne construisaient ni cales à fond de navire, ni chaînes, ni fouets pour assujettir leurs corps, ils les dégradaient de leur qualité d'homme. Et c'était réellement en subalternes livrés à leur bon vouloir qu'ils les traitaient.
Dieu, sais-tu? Dieu s'est tu... Ils m'ont vendu.

Dans l'entrepont, des centaines de gorges emplie de désespoir râlaient en désordre, des lamentations incessantes. Les esclaves devenaient complètement déments, certains périssaient. Les matelots attendaient que les rangs soient suffisamment clairsemés pour évacuer les dépouilles. Allongés sur trois niveaux d'étagères avec des baquets destinés à leurs besoins, les vivants furent sciemment maintenus, parfois plusieurs jours, dans une horrible promiscuité avec les cadavres : un pas de plus dans la descente vers le sordide. À côté des corps en décomposition, le trépas se présentait aux malheureux détenus dans toute son horreur. Il s'agissait de les briser un peu plus, de dérégler durablement leurs cerveaux, de les contraindre à accepter les lambeaux d'existence que leurs geôliers daignaient leur accorder comme un bien précieux, et d'anéantir le courage des plus résistants en les poussant à supplier leurs tortionnaires de les libérer de la présence des morts. Les dresser à implorer. Transformer les bourreaux en maîtres, afin que dans l'horreur les otages apprennent à accepter leur condition.