« J’ouvrais mon carton à dessin; les battants tenaient fermés par des rubans qu’il fallait dénouer comme des lacets. Hugo regardait mes essais avec cette concentration que je ne lui ai jamais vue que lorsqu’il était question de son métier. Je remarquai l’intensité de ce regard, et ce blanc sous la pupille
- Mais excuse-moi, cette émeraude existe-elle vraiment ou est-ce une fable ?
- Ah ça, je n'en sais rien. Moi, de toute façon, je crois aux fables ...
Pour les lecteurs qui ressentent l’arrogance de la culture officielle, la découverte de Corto est jubilatoire. Car dans cette bande rien ne s’exclut, tout coexiste : l’enfance et la vieillesse, l’action et le détachement, l’utopie et le pragmatisme, l’amour et l’envie de s’y dérober, la bouffonnerie et la mélancolie, les comportements chevaleresques et l’avidité (Corto et Raspoutine…), les voyages dans l’espace et les voyages dans le temps, les civilisations du passé et celles du présent. Et bien sûr les images et les mots. L’art du conteur se moque de la distinction entre réflexion et divertissement, entre culture noble et populaire, ces distinctions qui fondent notre éducation française. À chaque page, ces catégories, sinistres cloisonnements, volent en éclats.
Pourquoi même des planches élaborées en un temps record, et probablement sans autre motivation que financière, par exemple celles destinées au story-board du film Jesuit Joe, sont-elles à ce point des condensés de justesse ? Je regarde une silhouette qui s’en va, un sac sur l’épaule – grand motif d’Hugo, ce sac des départs, balancé derrière soi avec un irrésistible allant -, il n’y a ni superflu ni sécheresse, c’est cela qu’il fallait dessiner ; je peux seulement me dire que le trait est vivant, que sa douceur enrobe mon regard, mes pensées. Douceur, au reste, paradoxale : Jesuit Joe est un tueur mutique, métis franco-mohawk ayant reçu une éducation calviniste, habité par une soif d’absolu (dans cette bande, nous assistons au scalp, très adroitement réalisé par le héros éponyme, d’une statue de la Vierge : une idée que n’aurait pas reniée Buñuel !). Cette souplesse visuelle me rappelle l’effet désarmant que produisait la gentillesse sur Hugo. Peut-être parce que ce mot, et cette attitude, gardaient pour lui son sens premier, celui de « noble ». Ce qui me redonne, immédiatement, la sensation de la présence d’Hugo, c’est l’ineffable beauté de son trait. Sans doute parce qu’il n’est plus là, je suis devenu allergique à l’image d’Hugo « aventurier », aussi essentielle qu’elle ait été pour lui, de même qu’aux anecdotes qui courent à son propos. Elles ne m’amusent plus, me font l’effet d’une litanie qui s’épuise à le rejoindre. Seul son dessin me permet de le retrouver. Mais pourquoi le plaisir, à la fois intellectuel et physique – j’allais écrire « charnel » -, que les amateurs de dessin, de peinture, d’arts visuels en général, éprouvent à suivre les méandres d’une ligne, à voir comment des formes et des couleurs se répondent à l’intérieur d’une composition, est-il si difficile à expliciter ? Dois-je me résoudre à ce qu’il reste hors langage, impartageable, du côté du silence ?
À Venise, son ami Alberto Ongaro, dans la salle à manger de l’appartement familial, lui a annoncé qu’il s’apprêtait à écrire un roman dont il serait le protagoniste. Son titre : Une vie d’aventures. Ongaro a précisé :
– Tu es un aventurier, mais tu n’appartiens pas à la famille des Lawrence d’Arabie, des Simon Girty, des Francis Drake. Tu es un Cagliostro, un Casanova, un Mesmer. Les épisodes de ta vie se résument à des villes, des femmes, des protecteurs, qu’il te faut conquérir. Tu apparais, tu séduis, tu amuses, tu fais peur aussi. Tes tours de magie, tes expériences d’alchimie, ce sont tes dessins.
Flatté et contrarié par ce projet littéraire (il attend de ses proches qu’ils écrivent sa chanson de gestes, mais c’est lui qui doit dicter les paroles), il s’est senti investir, avec délice, la parure translucide et somptueuse d’un chevalier d’industrie.
– Du reste, Cagliostro, lui aussi, était un dessinateur surdoué.
Il s’appelait Ugo Prat, sans H et avec un seul T.
Devenu célèbre sous le nom de Hugo Pratt, il a vécu 24 518 jours aussi intensément qu’il est possible de vivre. Dessinateur de bandes dessinées, il a publié plus de 15 000 planches, ce qui représente à peu près 80 000 dessins, auxquelles s’ajoutent plus de 500 aquarelles.
Et puis, bien sûr, il a créé Corto Maltese.
Il était né le 15 juin 1927, à Rimini ; il est mort le 20 août 1995, en Suisse – étrange manière de dire : il « était » né ; il « est » mort, comme si le dernier souffle durait éternellement.
Entre Hugo et Corto, tout commençait par un échange de regards. il expliquait à Vincenzo Molica : « Quand je suis seul avec Corto, et que je dois penser à une histoire à lui offrir, je dessine d’abord ses yeux, je me mesure à son regard. Il a l’air de me dire : « Et maintenant quelles sont tes intentions ? » Et c’est là que je me mets à dessiner. »
"L'énergie, la vitalité d'Hugo, avaient quelque chose d'effrayant . Qui m'effrayait. J'étais jeune, pourtant, tellement plus jeune que lui : une quizaine d'années et lui une quarantaine. Mais je sentais que je n'aurais jamais une pareille force physique à ma disposition il faudrait que je me débrouille autrement, il faudrait que je ruse."
Nous arrivions à l’improviste au milieu d’une séance de travail avec un collaborateur. Hugo portait une veste en grosse laine, d’un bleu sombre. Des feuilles de papier couvertes de cases, de dessins, jonchaient une table à tréteaux.
On le retire de son école pour le mettre dans une classe réservée aux débiles mentaux. Les médecins sont convaincus qu'il n'a aucune chance de redevenir normal, c'est-à-dire moyennement intelligent et fasciste.