Maman, je vais vous faire du mal mais je vous dois la vérité : je suis partie à l'étranger, dans un pays en guerre.
Plus de 15 000 étrangers auraient rejoint la Syrie et l’Irak. L’Arabie saoudite et la Tunisie sont les premiers pays pourvoyeurs, avec environ 3 000 et 2 000 citoyens respectivement. Il y aurait environ 3 000 combattants étrangers issus de pays membres de l’Union européenne, parmi lesquels la France compte le plus grand nombre de départs : en cette fin d’année 2014, 1 200 jeunes Français ont rejoint des groupes djihadistes en Syrie et en Irak, dont une centaine de filles. Ils seraient près de 600 en Allemagne et au Royaume-Uni, et 450 en Belgique. En Autriche et au Danemark, environ 150 jeunes seraient partis pour le djihad. Même des pays aussi éloignés que le Canada et l’Australie sont affectés par le phénomène, avec respectivement 100 et 250 départs. Des chiffres estimatifs car certaines familles n’informent pas forcément les autorités de la fuite d’un proche. Par rapport au nombre d’habitants, la Belgique est le pays le plus touché avec 39,4 départs pour un million d’habitants. Dès les années 1970, l’Etat belge a accueilli sur son territoire des wahhabites, un courant ultra-traditionaliste de l’islam né en Arabie saoudite. Des cheiks ont financé la restauration d’un ancien édifice et, en échange, le gouvernement belge leur a donné un lieu de culte.
"Nous sommes des parents meurtris, des âmes en convalescence qui s'efforcent de noyer leur chagrin dans une sorte d'amnésie."
Car tant de questions restent en suspens. Comment se fait-il que personne n’ait interpellé B. quand il était en France et que son adresse était connue ? Pourquoi la police n’a-t-elle pas récupéré ma fille quand elle était encore dans l’Hexagone ? Lorsqu’elle a été interpellée par hasard après sa première fuite, pourquoi la police ne s’est-elle pas préoccupée de questionner son compagnon ? Surtout, comment ma fille, mineure, a-t-elle pu passer la frontière sans problèmes alors qu’elle était recherchée ? Le fait qu’elle soit majeure depuis peu – elle a eu dix-huit ans au mois d’août – n’interdit pas la qualification de délit de « soustraction de mineure ». Notre plainte contre B. tient toujours. Cependant, Léa n’est plus recherchée pour « disparition inquiétante » – terme utilisé pour les mineurs – mais fait l’objet d’un simple « avis de recherche ».
Malgré mes pressentiments, et les rêves inquiétants qui me poursuivaient
depuis quelque temps, jamais je n’aurais pu imaginer que nous allions vivre un tel
cauchemar. Que nous allions être plongés dans une tourmente qui, évidemment,
affecterait également nos proches. Rien ne laissait présager ce qui s’est produit.
Notre histoire aurait pu arriver à n’importe qui. Nous sommes une famille
comme bien d’autres : des parents aimants, un frère aîné qu’elle aimait
beaucoup. Léa avait des camarades, des amis, elle n’a pas eu de problème
marquant dans sa scolarité. Nous habitons dans une banlieue tranquille. Ma fille
était une adolescente équilibrée. Aujourd’hui encore, les raisons qui l’ont poussée
à partir restent en grande partie une énigme.
Je lui demande de se rendre à l’adresse de B., qui vit dans un quartier de petits immeubles uniformes. « Vous savez, il faut faire attention, dans cette localité, il y a des endroits très musulmans… » lâche-t-il, réticent. Il me parle de ce coin de banlieue comme si c’était une zone de non-droit. Quelques jours plus tard, il me raconte que deux femmes voilées s’y sont fait insulter ; l’ambiance est électrique, une intervention là-bas serait mal vue, il faut éviter d’attiser la tension. J’ai beau appeler jour après jour, la police ne lèvera pas le petit doigt. J’en conclus qu’elle ne fait pas son travail. Elle sait où vit ma fille – une adolescente mineure et recherchée ! – mais elle ne se déplace pas.
Deux ans déjà. Deux ans que ma fille est partie. Deux ans qu'elle a quitté la maison pour suivre un djihadiste. Elle vit aujourd'hui avec lui en Syrie, dans le territoire contrôlé par l'organisation Etat islamique. Dans un village éloigné des lignes de front, mais dont les maisons portent les stigmates de la guerre. Je ne sais pas quand je la reverrai.
"Maman, je vais vous faire du mal mais je vous dois la vérité : je suis partie à l'étranger, dans un pays en guerre."