Werner Lambersy

Paradoxale Anvers, conformiste mais qui sait s'amuser, prude mais qui peut se dévergonder, soudain carnavalesque (avec un masque sur son masque) ; bourgeoise mais avec un bordel pour les (bons) dieux. Survoltée ou secrète, alors que sa dissipation grivoise n'est qu'une fermentation mystique.

Et ce n'est pas Quinten Metsys qui me contredira, lui dont les vierges n'ont rien à voir avec celles de Van Eyck ou de Memling, quand il leur donne cet air d'institutrice maternelle, mâtiné de courtisane et de fille mère.

Et j'allais, promeneur pas toujours solitaire, de la blonde à la brune, de la rousse à la blanche, mais cette fois, il s'agissait de bières. Car on ne peut imaginer goûter l'air d'Anvers sans ce mélange d'iode marin et de houblon marin, sans ces écumes mêlées de vagues pluvieuses et de breuvages lumineux. Gambrinus, prince des buveurs de l'or du rein, conserve nos vessies et que la lanterne étoilée nous éclaire dans les ténèbres dionysiaques de l'ivresse.

Anvers toujours en fête quelque part. Peut-être pour faire contrepoids à sa morosité de chaisière quand la tiennent les épingles à chapeau de sa respectabilité et les corsets bourgeois de son honneur.

Vous découvrirez au fil de casernes, de mairies et d'entrepôts, de gares ou de bureaux de poste, le flamboyant néo-gothique, le léopoldien style administratif hispano-flamand, expressions d'une fin de siècle, en 1880, où l' État belge était la deuxième puissance industrielle du monde, après l'Angleterre, son initiatrice.

C'est un trait essentiel du commerce et de la religion : mentir.

Ici, comme ailleurs, chaque paroisse a ses saintes et ses saints, mais jamais secs, jamais sans sexe. Les anges de nos tabernacles sont louches, nos christs sont des dockers pleins de muscles, nos vierges ont de la gorge, et Dieu, dans son triangle rayonnant, nous fixe de l'œil brillant d'un joyeux luron.

A vélo, une virginité nouvelle nous gagnait à rouler dans la campagne, cette tête de Flandre enfoncée dans les dernières dunes, sa chevelure de bouleaux au vent et le teint rouge fouetté d'embruns crépusculaires. Nous nous égarions dans les villages tout proches où nous buvions le coup de l'étrier, pour revenir, le long des rives, vers Anvers où la vergé puissante du fleuve pénétrait dans les terres et venait battre le fond de la matrice de la ville.

Du voisin hollandais, il faut bien reconnaître qu'il illustre surtout nos fractures.
Le XVI°siècle anversois vit partir les plus libres, les plus contestataires, les plus innovateurs de ses fils. Restèrent surtout les soumis, les conservateurs, les collabos de l'Eglise et du pouvoir. On en paya le prix pendant trois siècles. Depuis, malgré de nobles sursauts, on a pu avoir la pénible impression que l'histoire se répète. Un certain psittacisme politique semble encore ces jours-ci devoir singer les vilaines grimaces d'une extrême-droite nationaliste et hargneuse, intolérante et crispée sur ses positions les plus inavouables. Cela n'a jamais empêcher la résistance de s'organiser, la générosité de reprendre le dessus, ni l'ouverture d'esprit d'y travailler à l'invention d'un homme plus fraternel. D'un point à l'autre de la course du pendule, l'essentiel du chemin reste quand-mème largement au milieu. Du "fameux" bon sens flamand, de son réalisme mystique, de sa profonde laïcité marchande et intellectuelle, on peut attendre les valeurs d'hospitalité, de respect et d'ouverture.

Une importante communauté juive donne, depuis des siècles, ses lettres de noblesse, son sens de la vitalité, de la fidélité, son visage, ses couleurs et son rythme à une partie désormais consubstancielle de la ville. Les grands navires apportent le monde à domicile. Du voisin hollandais, il faut bien reconnaître qu'il illustre surtout nos fractures.

Un peu partout dans cette métropole cosmopolite, et c'est son charme, on nous parle de l'Angleterre lainière, industrielle et impériale, de l'Allemagne hanséatique aux racines si proches, de l'Espagne guerrière et catholique, de l'Italie de la Renaissance et de la France philosophique et peu fiable. On oublie que Plantin est de Tours, et Henry Conscience, fils de marin français. Le Lion de Flandres laissait traîner sa queue dans le Sud.

Au-dessus d'Anvers, le vent des dunes et des vasières, empruntant le couloir du fleuve, n'a rien perdu ni de ses nerfs, ni de sa chair maritime; rien de ces hâles, ni embruns côtiers; rien de ces pâles couleurs de mauvais garçon, de rôdeur impénitent. Juste un peu (mais de plus en plus) de Pétrochimie, de menstrues industrielles mais ne sont-ce pas là les nouveaux parfums d'Arabie, l'encens des Nouvelles Amériques ? Ce ne sont pas les banquiers, courtiers et actionnaires anversois qui me contrediront; à peine revenus du pactole des denrées coloniales, des gisements miniers du Congo, ne se sont-ils pas rués sur les trésors puants de cette nouvelle Golconde ? L'argent a bel et bien son odeur. Et ce n'est pas le fleuve, transformé en égout, qui dira le contraire.

Anvers, à quatre-vingts kilomètres de l'océan , vit encore à l'heure des marées et des grands vents atlantiques du Nord. Comme une gamine, elle se trouble au rythme de ses règles, étonnée, vaguement fière, consciente de son intime odeur de vague, de fécondant calice, sûre déjà de sa force de femme.

On peut encore voir aujourd'hui le décor de cette folle wal-kyrie : les façades bourgeoises aux délires de balcons en étrave, aux surcharges sculptées, aux figures emblématiques d'une vision marchande de la grandeur. Rêves d'épiciers en gros, Champs-Elysées de province.

A quelques bombardements près (alors qu'on visait des cibles industrielles hors de la ville) et malgré les terrifiants V2 sur la fin, Anvers fut plutôt épargnée. Ce fut à la fois sa chance et son malheur.

Allégories, dorures et stucs comme sur les coupons d'action en forme de faire-part. Ça pue le fric, le roi négrier qui nous en a mis plein les poches. Ça sent mauvais, le sang et la sueur, l'odeur mortifère des diamants de la de Beers, l'odeur de guerre de la F.N. et de Krupp, l'odeur nauséabonde des fourneaux de Cockerill et du grand capital. Ça flambe comme un punch à une soirée de bal pour gens riches. C'est grandiloquent, content de soi, avec des volées d'escaliers en marbre, où l'ouvrier, l'employé navetteur du matin ressemblent à des chiures de mouche sur le vieux cuir d'un bureau.

Elle vit toujours un peu en avance, un peu en avant de la réalité présente.

Dans les cages comme au dehors, le rut réglementait les rapports. Des messieurs aux nageoires bien dissimulées travaillaient dans la dentelle parmi les élans poussifs d'un concert promenade.

J'optais donc pour cette forme d'enseignement qu'est l'observation de la vie en cage : que les barreaux en soient de lois, écrites ou non, ou de fer !

C'est seulement depuis que je vis à Paris qu'il me manque quelque chose du mystère baroque de cette ville enclavée, quelque chose de l'agapè médiévale de son peuple pourtant réputé froid, quelque chose de son radicalisme toujours d'avant-garde et de ses grands coups de gueule révoltés.