Parmi eux on pouvait compter des officiers en civil, venus se reposer des ordres inutiles qu'il leur fallait donner; des veuves de guerre et des non-veuves, celles qu'on appelait les fiancées de la forteresse de Breslau, qui s'étaient soustraites à l'évacuation de janvier dernier grâce à leurs charmes et continuaient à les monnayer en échange du privilège de ne pas travailler ou d'une assiette de soupe pour leur enfant malade; des propriétaires d'entreprises de pompes funèbres et des gens du clergé sans signes religieux extérieurs, qui noyaient dans l'alcool leurs doutes théologiques et n'abordaient jamais les sujets philosophiques et politiques.
Le commissaire de la police criminelle Heinrich Mülhaus montait lentement au deuxième étage de l'immeuble du Bureau central de la police, situé au 49 de la Schuhbrückstrasse. Chaque fois qu'il posait un pied sur une marche, il s'y appuyait de tout son poids, comme pour vérifier si le grès de cet escalier du dix-huitième siècle n'allait pas fissurer sous le talon de ses souliers vernis/ Il aurait aimé broyer la vieille pierre en répandant la poussière partout, puis redescendre au rez-de-chaussée pour signaler ce désordre au gardien. Ainsi il retarderait considérablement son entrée ua bureau. Il n'aurait pas à affronter la mine lugubre du secrétaire von Gallasen, ne verrait pas le calendrier mural rempli d'échéances importantes, qu'ornait une image du nouveau bâtiment de l'Ecole polytechnique, ni la photographie encadrée de son fils Jakob Mülhaus prise à la cérémonie de sa confirmation, mais avant tout cela lui éviterait de subir la présence troublante et désagréable du médecin légiste, le docteur Siegfried Lasarius, qu'un coursier de police venait de lui annoncer à l'instant.
Anwaldt promenait un regard curieux sur le bureau de Mock. Même avec la meilleure volonté du monde, on ne pouvait y trouver rien de personnel, rien qui portât la marque de l'occupant des lieux. Tout était à sa place et d'une propreté aseptisée. Le directeur rompit l'harmonie des objets figés dans leur garde-à-vous en jetant à la volée sa veste sur le dossier de son fauteuil.
- Mais je dis d'abord enfiler ma redingote pour me rendre au cimetière de la Gräbschenrstrasse.
- A une heure pareille ? dit Mülhaus, surpris.
- L'heure est correcte, répondit Mock en cherchant des yeux un fiacre. C'est bientôt celle des revenants et je dois avoir une conversation avec l'un d'eux qui m'est très proche. Il sera très heureux.
J'ai oublié de vous demander une chose essentielle: je souhaiterais savoir par avance à quelle épreuve de survie sera soumis Mock.
A aucune, répondit le Baron Von der Malten.
Je ne comprends pas, répliqua le docteur Lewkowitz, dont le visage fut voilé par une ombre d'agacement. Explique-moi cela, je t'en prie. Les parrains proposent toujours une épreuve du survie.
Ne penses-tu pas, Albert, dit le baron en coinçant son monocle à son œil, que Mock en a déjà passé une ave succès? N'a t-il pas tué cette bête sauvage avec laquelle il était en cage?
Mock choisit comme mot de passe et réponse une maxime latine : dum spiro spero. Il la nota au fusain sur un mur de la galerie pour que chaque sentinelle puisse la lire avant d'appuyer sur la détente. Ensuite, par une petite porte blindée épaisse, très basse, les deux frères Mock franchirent la ligne de front. La porte claqua derrière eux comme celle d'une prison, comme une bombe qui explose, comme un point d'orgue.
Scheiss! Qu'est-ce qui s'est passé?
C'est ça le front. Tu n'as jamais vu de cadavre? lui demanda Eberhard?
- Je sais à quoi vous pensez, Mock, fit Mühlhaus en soufflant de la fumée. Mais comprenez-moi, dans mon service, je dois être certain de la résistance mentale de mes hommes...Certain que, même à la suite d'un malheur, ils ne s'effondrent pas, mais se contrôlent...Or, vous..., poursuivit-il en lançant au sergent-chef un regard dubitatif. Vous avez vécu un an en prison où vous avez commencé par vous soûler avant de vous mortifier comme un ermite. Aujourd'hui, je vous fais cueillir dans un bordel où vous baisiez comme une bête. Vous puez la vodka à vingt mètres et vous avez déchiré votre pantalon parce que vous étiez ivre... Les hommes qui travaillent dans mon équipe sont d'honnêtes et braves pères de famille...Mais bon, allons-y !
Désirez vous quelque chose ?
Oui. Je suis allé aux toilettes et ma partenaire a disparu.
Ganymède fronça les sourcils et chanta :
Ce n'est pas un problème. Vous en aurez une autre.
Au mitard, la joie ne l'avait pas quitté. Il avait alors trouvé en lui l'amour qu'avait saint François d'Assise pour les bestioles qui apparaissaient dans l'obscurité de sa cellule basse de plafond. Il les avait aimées comme de vrais amis, traité leurs piqûres comme une manière de se dire bonjour un peu brutale et considéré leur chatouillement comme des câlins raffinés. Quant au frôlement des moustaches de rat, c'était pour lui une consolation de ses malheurs.