Leymah Gbowee et le droit des femmes
Le prix Nobel de la Paix 2011
Leymah Gbowee présente son livre "
Notre force est infinie", paru aux éditions Belfond. Les images de ces femmes en blanc héroïques qui ont réussi à chasser
Charles Taylor du Libéria ont fait le tour du monde. Parmi elles,
Leymah Gbowee, le chef de file du mouvement. Un témoignage renversant, poignant et criant de sincérité sur son combat pour la paix et la démocratie au Libéria et en Afrique de l'Ouest, doublé d'un magnifique portrait de femme.
+ Lire la suite
Thelma voyait pourtant en moi un leader, et son regard a changé la manière dont je me définissais : non plus comme une assistance sociale, mais comme un artisan de la paix.
Ma frustration vis-à-vis du Programme de guérison des traumatismes s’en est trouvée justifiée. C’était un processus nécessaire, mais pas suffisant. Se purger de la douleur n’était qu’une première étape. Pour qu’une communauté guérisse après une guerre, surtout une guerre civile, les coupables et les victimes doivent se retrouver côte à côte et non face à face.
[...] et avec Howard Zehr, qui m’a appris le concept de “justice réparatrice”. C’était une réponse aux comportements criminels qui renonçait aux punitions et aux châtiments pour se tourner vers la réparation des dommages par l’intermédiaire d’un effort conjoint entre victimes et auteurs des crimes.Le criminel entreprenait de réparer le mal qu’il avait causé, la victime était reconnue et pardonnait, et tous deux redevenaient des membres à part entière de la société. ça m’a semblé juste. Dans la tradition villageoise, si on tue quelqu’un, on doit compenser son absence. Si les personnes impliquées étaient des paysans, le coupable devra cultiver son champ et celui de sa victime. La justice réparatrice était une tradition appliquée à grande échelle, quelque chose qu’on pouvait considérer comme nôtre, pas une idée imposée par les Occidentaux.
Hizkias Assefa a écrit qu’une véritable réconciliation nécessite quatre dimensions : on doit être réconcilié avec Dieu, avec soit, avec son environnement et enfin avec la personne qui vous a offensée. J’ai utilisé ce concept dans les ateliers de guérison des traumatismes, en illustrant ce principe à ma manière.
“Tu es dans la vallée des Larmes, disais-je, un lieu de colère, de dépression et de douleur. La personne qui t’a fait du mal - qui t’a violée ou qui a tué ta famille - est là, elle aussi. Si tu es encore en colère contre cette personne, si tu n’as pas pu pardonner, tu restes enchainée à elle.” Tout le monde éprouvait cette vérité émotionnelle : quand quelqu’un vous offense et que vous n’avez pas lâché prise, chaque fois que vous le voyez, vous arrêtez de respirer et votre cœur saute un battement. Quand le traumatisme est vraiment grave, vous rêvez de vengeance. “Au-dessus de vous se dresse la montagne de la Paix et de Prospérité, où nous désirons tous aller, continuais-je, mais quand vous tentez de gravir la pente, celui à qui vous n’avez pas pardonné vous retient. Lâcher prise ou non est un choix individuel. Personne ne peut vous direcombien de temps vous devez pleurer une mort ou éprouver de la colère après avoir subi un viol, mais vous ne pouvez pas avancer avant de briser cette chaîne.”
Poussée par BB, j’ai lu des livres sur la transformation sociale. “Il faut que tu en saches autant sur l’économie que sur la politique, disait-il. Si tu dois travailler sur le terrain, tu dois t’armer d’idées.”
J’ai lu The politics of Jesus, d’Obery M/ Hendricks Jr, qui brossait le portrait d’un Christ révolutionnaire, combattant l’injustice et donnant voix aux sans-grade. J’ai lu Martin Luther King Jr, Gandhi et l’auteur kényan Hizkias Assefa, expert en conflits et en réconciliations, convaincu que la réconciliation entre victimes et bourreaux est le seul moyen de résoudre réellement les conflits, en particulier les guerres civiles, dans le monde moderne. Sinon, écrivait Assefa, les deux factions restent figées à jamais dans leurs positions respectives, l’une attendant des excuses ou l’heure de la vengeance, l’autre craignant des représailles.
Aucun enseignant ne m’avait poussé aussi loin, et mon cerveau crépitait comme celui d’un jeune qui entrevoit pour la première fois la complexité du monde.
Je ne l’ai pas jugé; sans doute à cause de mes propres erreurs, je ne m’arroge pas le droit de critiquer les décisions des autres; mais j’ai été déçue que mon père ne subvienne pas aux besoins de ces enfants, et j’ai été triste pour ce petit garçon, Diamond. Il ne vivait même pas avec sa mère. Elle l’avait envoyé chez une amie. Il avait été abandonné par ses deux parents, aucun ne l’avait assez aimé pour qu’il soit une priorité à leurs yeux.
Au fil du temps, j’ai rencontré les autres enfants de mon père, mais c’est de Diamond que j’ai été le plus proche. Je lui ai acheté des chaussures et des vêtements, j’ai payé ses frais de scolarité. Il s’est mis à passer de plus en plus de temps chez moi. “Élargis l’espace de ta tente, déploie sans lésiner les toiles qui t’abritent”, dit Dieu dans Isaïe, chapitre 54, verset 2. Deux ans après notre première rencontre, Diamond vivait avec moi.
J’ai alors vu les enfants autour de nous, leurs visages terrifiés, impuissants. Après avoir tant perdu, ce serait le choc de trop. Non. Pas possible.
ça peut sembler trop facile pour être vrai, mais c’est ce jour-là que j’ai arrêté. J’ai toujours du mal à m’endormir et je me réveille trop tôt, mais je ne bois plus.
Le WIPNET a tout synthétisé, pour moi. On ne peut guérir un traumatisme quand la violence continue. L’effort essentiel devait porter sur la paix à construire. On ne peut négocier une paix durable sans inclure les femmes dans le processus, mais les femmes ne peuvent devenir des artisans de paix sans lâcher la douleur qui les empêche d’éprouver leur propre force. Le soulagement émotionnel ne suffit pas en soi pour créer le changement, mais le WIPNET canalisait cette énergie nouvelle en action politique. C’était le moyen de tout affronter à la fois.
Dans le récit traditionnel des histoires de guerre, les femmes sont toujours à l'arrière-plan. Nos souffrances ne sont qu'un à-côté du récit principal. Quand on nous montre c'est par « intérêt humanitaire ». Nous autres, Africaines, sommes le plus souvent marginalisées et dépeintes comme des victimes pathétiques à l'expression hagarde, aux vêtements déchirés, aux seins tombants. Telle est l'image à laquelle le monde est habitué, l'image qui se vend. (…) nos histoires sont rarement contées. Je veux que vous entendiez la mienne.
Construire la paix ne signifie pas pour moi mettre fin aux combats en se dressant entre deux factions opposées mais soigner les blessures des victimes, leur rendre leur force, les faire redevenir ceux qu’ils ont été. C’est aider les bourreaux à redécouvrir leur humanité afin qu’ils soient à nouveau utiles à leur communauté. Construire la paix, c’est enseigner qu’on peut résoudre les conflits sans prendre les armes. C’est reconstruire les sociétés où on a utilisé des armes et les rendre meilleurs.