
Quelle audace de me risquer à faire une chronique sur 1984 de George Orwell, alors que d'éminents professeurs en littérature, des blogueurs de renom et d'autres chroniqueurs ont déjà détaillé cette œuvre bien mieux que moi. Tant pis, je me lance...
Tout d'abord, quelques clés pour comprendre de quoi parle l'auteur.
Utopie ou dystopie ?
Une utopie est une construction imaginaire et rigoureuse d'une société idéale, alors qu'une dystopie présente une société sombre et dangereuse dont il est impossible de s'échapper. Ces deux styles littéraires opposés cherchent à tendre vers un même but, la réflexion. Le lecteur peut ressentir une insatisfaction dans l'utopie d'un monde irréalisable, hors d'atteinte de ses attentes alors que la dystopie le met immédiatement en alerte sur des dérives flagrantes et des défauts amplifiés d'une société pouvant être perfectible, lui donnant ainsi l'espoir de pouvoir éviter le pire. Dans tous les cas, ce sont des « modèles » à éviter.
Le contexte de l'écriture.
George Orwell écrit ce roman en 1948, en pleine guerre froide divisant les grandes puissances de la planète dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses écrits politisés sont volontairement provocateurs. Pourquoi ce titre ? Une trentaine d'années ne paraît pas être une période très longue. Justement, c'est le premier signe d'alerte de l'auteur signifiant que les régimes totalitaires, l'Europe vient d'en subir les effets pendant six ans, peuvent refaire surface à tout moment et à n'importe quel endroit du globe. Peut-être est-ce aussi un clin d'œil à l'année d'écriture, 1948 - 1984 ? Bien que traçant un futur lugubre, George Orwell ne manque pas d'humour !
Une vision globale de la géopolitique.
L'histoire se situe à Londres en 1984. La planète se divise en trois grands blocs, l'Océania (les pays anglophones), l'Eurasia (l'Europe et la Russie) et l'Estasia (les pays asiatiques). Leur alliance, deux contre un, est mouvante. À coup de guerre nucléaire, ils se combattent pour garder, ou prendre, le contrôle du reste du monde, le quart-monde.
La politique.
L'État d'Océania est régi par Le Parti dont le chef est Big Brother, visage omniprésent, placardé sur tous les murs extérieurs comme intérieurs, dont la moustache n'est pas sans rappeler Hitler ou Staline. "Big Brother is watching you !" Rien n'échappe à ce "grand frère" que personne n'a jamais vu en réalité, mais dont l'existence n'est remise en question par quiconque ou presque. D'énormes télécrans, impossibles à éteindre, retransmettent sa voix, martelant le slogan du parti : "La guerre, c'est la paix. La liberté, c'est l'esclavage. L'ignorance, c'est la force." et bien d'autres informations d'un ton autoritaire. Il possède le charisme, le culte de la personnalité et il est considéré comme le "héros du peuple". Tous les critères qui caractérisent un dictateur !
Quatre ministères gèrent le pays. Le ministère de la Vérité s'occupe de l'information, celui de l'Abondance est en charge des affaires économiques, celui de la Paix dirige la guerre, et enfin celui de l'Amour s'applique au respect de la loi et de l'ordre.
La construction de l'intrigue.
Dans ce monde uniforme et triste créé par Orwell, se détachent des personnages récurrents. Le lecteur suit Winston Smith dans les replis les plus intimes de sa vie. Travaillant au Ministère de la Vérité, il réécrit tous les documents existants selon des directives supérieures. En clair, les archives n'existent plus en tant que telles. Elles sont modifiées en fonction de l'évolution de la politique, neutralisant toutes vérités historiques. C'est un employé intelligent et réfléchi. Conscient de l'absurdité de son travail et du mode de vie que la société impose, il cherche à s'offrir un peu d'espoir, quelques minutes volées à la surveillance perpétuelle pour transgresser les règles, en restant très discret. Il sait que la liberté n'existe plus et que la population est surveillée. Il n'est plus possible de parler, de regarder son voisin, ni même de penser différemment de ce que la doctrine enseigne, sans risquer d'être accusé de trahison et de disparaître.
Ses deux collègues, bien qu'acquis à la cause du Parti, sont diamétralement opposés. Syme, expert en novlangue, connaît les enjeux de son métier. Il a entièrement saisi l'importance d'appauvrir le moyen de s'exprimer. Être trop intelligent est une menace. Parsons, loin d'être aussi lucide, défend les valeurs du Parti, tout en ressentant un insidieux déséquilibre, comme quelque chose qui détonne. Julia est également une collègue. Winston la craint. Il la soupçonne d'être une espionne du Parti mise sur son chemin pour le surveiller. Avec la fréquence de leurs rencontres paraissant fortuites, il flaire un danger diffus.
Le but de George Orwell.
Les principaux enjeux de l'auteur sont d'attirer l'attention sur la déviance que peut connaître toute société dite évoluée. Le monde vient de traverser deux conflits mondiaux à 25 ans d'écart, une vague d'industrialisation et un effondrement boursier engendrant de multiples crises financières. La Seconde Guerre mondiale a vu l'épanouissement du fascisme, du nazisme et du communisme. Le totalitarisme peut s'immiscer dans n'importe quel état si un dirigeant possède les qualités de plaire au plus grand nombre et de promettre un meilleur avenir en suivant ses directives. Quand les conditions sont réunies, la porte est ouverte à tous les excès, sous couvert de protection des populations.
Mon point de vue.
L'État totalitaire agit sur quatre axes : l'idéologie, la politique, l'économie et les moyens de communications. Les conséquences sont multiples et bien connues si l'on se donne la peine de regarder l'Histoire en face.
Dans "1984", les prolétaires sont définis comme des sous-hommes, considérés et traités comme des animaux. Il me semble que j'ai déjà entendu cette déshumanisation, et pas qu'entre les pages d'un livre !
L'uniformité est la règle pour que personne ne se sente supérieur ou inférieur à son voisin, et surtout pas au-dessus de l'État souverain. La Chine a vu ses formes et ses couleurs vestimentaires s'éteindre pour laisser la place aux tenues ternes, grises, bleues ou marron, sans fioritures, reproduites à des millions d'exemplaires. Le nivellement intellectuel a foudroyé bien des individus dans ce pays comme dans tant d'autres.
La suppression de la vie privée est connue pour être un moyen de contrôle des masses. Aujourd'hui, beaucoup confient leurs activités et leurs photos de famille sur les réseaux sociaux auxquels n'importe qui peut avoir accès. La surveillance faciale arrive à grands pas et elle est déjà effective dans bon nombre de villes. La géolocalisation à l'aide de la téléphonie est monnaie courante. Je ne suis pas en train de dire que nous sommes tous surveillés à tous moments, étant bien éloignée de toute affabulation complotiste. Je dis que toutes ses technologies, mises en place avec notre accord, peuvent se retourner contre nous si elles tombent entre de mauvaises mains munies de mauvaises intentions. Tout nouveau progrès pour le bien de l'humanité porte en lui le germe du malheur, s'il est détourné à mauvais escient. Il faut en être conscient, sans s'empêcher de vivre pour autant.
La géniale trouvaille d'Orwell est le novlangue, car la servitude commence par le langage. Cette langue officielle d'Océania, en perpétuelle réédition, est un concept permettant d'installer une pensée prédigérée. L'épuration du vocabulaire en supprimant des mots jugés inutiles, voire dangereux, implique une réduction considérable des idées liées à ces mots. La populace ne pourra plus émettre des critiques contre le régime, faute de mots pour le faire. Pourquoi utiliser des vocables qui n'ont plus aucune signification ? À quoi sert le mot « Liberté » quand le peuple accepte sans rechigner la soumission et suit la doctrine à la lettre, sans révolte ? Dans ce cas, plus besoin non plus du mot « révolution » ! Le vocabulaire choisi n'est jamais neutre. La manipulation par le langage est un concept utilisé dans les propagandes de tout bord.
De "1984", beaucoup n'ont retenu que l'existence de Big Brother, la surveillance à outrance interdisant toute vie privée. Aujourd'hui, George Orwell passe pour un visionnaire sur cette seule composante. À mon sens, ce point de vue, bien que réel, est très réducteur. L'auteur dénonce la manipulation, le contrôle et le totalitarisme. Il interpelle, non seulement, sur la violation de la vie privée, sur la propagande et sur le pouvoir de la désinformation par écrans ou par écrits interposés, mais aussi sur l'aliénation des masses aux dérives d'une idéologie totalitaire. Le manque d'esprit critique marque la fin de la liberté de conscience, étouffant toute idée de rébellion. L'absence d'espace d'intimité implique le manque de rapports humains et de liens sentimentaux. Les arrestations arbitraires et les disparitions permettent d'entretenir un climat de peur ancrant solidement le pouvoir sur ses bases. Les masses sont domptées !
Sans informations correctes, ni moyen de s'exprimer, le peuple est facilement manipulable. Pourtant, il s'agit de gens ordinaires, comme chacun d'entre nous, mais privés de sens critique. Le slogan du Parti procède à une habile inversion du sens des mots que tout le monde accepte puisque l'idéologie n'est pas remise en doute. En son temps, Benito Mussolini disait : "Tout dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État." L'Histoire regorge d'exemples de régimes totalitaires qui ont appliqué toutes les mesures de déshumanisation, justifiant ainsi les crimes les plus horribles. Tous se sont acharnés à créer de nouvelles valeurs, un nouveau régime avec la volonté de détruire tout ce que les individus avaient appris, dans l'espoir de donner naissance à un "homme nouveau", une "race pure", un "monde nouveau", en éradiquant les récalcitrants à leurs projets.
"1984" est une œuvre majeure, grand classique de la littérature dystopique, qui, malgré ses 73 ans, n'a malheureusement pas pris une ride. Aujourd'hui, le monde souffre toujours sous le joug des rêves de puissance de certains, servis par des meutes cruelles et ignorantes pour lesquelles la vie, sans valeur, passe après leur idéologie. Il faut absolument veiller à ce que l'espoir ne devienne pas une lueur facilement étouffée par le souffle de la haine et de l'intolérance qui se lève partout sur la planète. À ce titre, George Orwell peut être considéré comme un visionnaire. Il a imaginé, bien avant sa mise en place, une technologie, et son utilisation, semblable à celle dont nous disposons aujourd'hui. Internet, réseaux sociaux, smartphones, infos en continu, Intelligence Artificielle, etc. Surprenant et effrayant !
Je termine cette analyse superficielle du roman de George Orwell dont on pourrait parler pendant des heures sans se lasser. Illuminé, devin ou simplement fin observateur, doté d'une logique implacable vis-à-vis de la politique de ses contemporains, de leurs combats pour la liberté et des mouvements totalitaires établis, cet écrivain a su distillé entre les lignes tout le génie de sa pensée d'une richesse incroyablement actuelle.
"1984" étant tombé dans le domaine public, plusieurs traducteurs se sont attelés à la tâche de donner leur version de l'histoire. Preuve que le sujet est toujours d'actualité. Je laisse les polémiques aux spécialistes, sur les variations des mots, des appellations, voire pour certains du sens profond du propos. La meilleure façon d'appréhender le texte est de le lire dans sa version originale quand on en a la capacité, ce qui n'est pas mon cas.
Pour ceux qui n'oseraient pas se lancer dans ce livre dense et touffu, mais loin d'être confus, adolescents comme adultes, je conseille une première approche par la version 1984 (BD), EAN : 9782377315116, de l'illustrateur Xavier Coste, éditée en 2021 aux Éditions Sarbacane. Fruit d'un travail réfléchi pendant 15 ans, j'ai apprécié la reprise des phrases de George Orwell, sans intervention d'aucun scénariste, ainsi que le trait incisif et précis donnant vie à cette société totalitaire, impersonnelle et terrifiante.
Un jeune homme de 11 ans a été fasciné, tout comme moi, par les planches de dessin de ce volume. Amateur de mangas, il a lu la totalité des 236 pages avec assiduité. Cette BD étant bien différente des siennes, il m'a avoué qu'il devrait la relire parce qu'il n'avait pas tout compris. Pourtant, il a un avis très tranché sur le novlangue : "Chouette, moins de mots veut dire moins de fautes d'orthographe !" Puis, il a rajouté d'un ton rêveur : "Dommage que supprimer des mots limite la façon d'exprimer sa pensée..."
Je viens de lire une interprétation très intéressante de Margareth Atwood, autrice de "La servante écarlate", sur le dénouement du roman. Après la dernière page lue, on se laisse facilement envahir par une vague de tristesse, mêlé de colère teintée de découragement. En effet, après ses rêves de renversement du régime et pensant avoir trouvé la filière pour comploter contre Big Brother, Winston n'a pu échapper à la reprogrammation de ses pensées par le pouvoir en place pour devenir un bon citoyen endoctriné, rentré dans le rang. Le roman ne laisse aucun espoir d'amélioration de la société. Pourtant, je vous livre l'extrait du Huffington Post de 2017, quelques mois après l'élection de Donald Trump à la Présidence des États-Unis :
" « 1984 a un bilan, et ce bilan est un texte à propos du novlangue, qui était la langue développée dans le but d’éliminer la pensée, rendant tout raisonnement impossible. L’essai sur le novlangue est écrit dans une langue normale, à la troisième personne et au passé, ce qui signifie forcément que le régime est tombé, et que le langage et l’individualité ont survécu. » Le texte auquel Margaret Atwood fait allusion n’est pas le dernier chapitre du roman à proprement parler, mais un appendice. C’est un texte qui peut sembler externe au roman, et l’anonymat de son auteur ne nous permet pas de savoir si celui-ci est interne ou non à l’histoire, s’il représente l’auteur ou un personnage fictif. Le lecteur peut même être tenté de ne pas le lire, le considérant comme une note à part. Cependant, cet essai est bel et bien rattaché à l’univers de 1984, puisqu’il place le novlangue comme une langue ayant réellement existé, mais qui aurait disparu. « Pour quiconque a rédigé cet essai, le monde de 1984 est terminé, affirme Margaret Atwood. Je pense donc que Orwell avait une foi dans la résistance de l’esprit humain beaucoup plus forte que ce qu’on veut bien lui accorder ». Cette fin alternative permet en effet de sortir de l'aspect trop défaitiste du roman qui ne serait pas bénéfice selon la romancière : « La tragédie et l'obscurité du début à la fin, cela ne motive pas les gens. Si nous sommes tous voués à nous faire engloutir, pourquoi faire le moindre effort ? » En semant le doute, Orwell sème aussi l'espoir.
Le roman de George Orwell a inspiré l’écriture de la Servante Écarlate, roman dystopique de Margaret Atwood, publié en 1985. C’est cet appendice auquel Margareth Atwood fait référence qui l’a convaincue de finir son propre roman avec un épilogue qui, en rompant avec la temporalité du récit, permet de connaître le dénouement de l’histoire."
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