Heureuse… J’ai eu, certes, une certaine forme de bonheur et je ne le renie pas. Oui, tant que Gabriel a vécu – il était pour moi le centre du monde, lui et Pia –, tant que je l’ai eu près de moi, je ne désirais pas autre chose. Je n’avais pas besoin d’autre chose. Sa présence créait un royaume. Il aimait passionnément la montagne. Je l’aimais aussi passionnément, à cause de lui. Il voulait passionnément réussir pour continuer à y vivre et surtout pour se prouver à lui-même et aux autres qu’on pouvait arriver à se passer de l’aide et des influences des gens qu’il méprisait, de cette civilisation dévorante qui ne l’intéressait pas et dont il refusait les impératifs. J’ai accepté sa façon de penser. J’ai travaillé ardemment avec lui et tant qu’il a été là…
Elle avait l’habitude de travailler avec ces hommes rudes à qui elle apportait toute sa sollicitude féminine qui n’excluait pas une incontestable autorité. Veuve, elle n’envisagea pas une seconde de quitter la montagne. Le monde dont elle s’était déshabituée depuis son mariage lui faisait peur.
Fiancée, c’est beaucoup dire. En tout cas, elle n’a pas encore dit oui. Mais il est certain qu’il a une sérieuse attirance pour elle et qu’elle semble la partager. Vous comprenez, c’est pour Pia une sorte de protecteur. Certes, j’ai su inspirer à ces hommes le respect et l’obéissance. Mais, enfin, je ne suis qu’une femme. Ma fille a dix-neuf ans. Elle n’est plus une enfant. Les hommes commençaient à la regarder avec des yeux un peu trop… appréciateurs et il ne m’a pas déplu que Roussel s’intitulât son défenseur en même temps que son chevalier servant.
Les hasards de cette vie aventureuse m’ont fait rencontrer une fille du pays. Une fille adorable pour qui j’éprouvai un de ces coups de passion dont les circonstances justifiaient la soudaineté et l’intensité. Nous étions toute une jeunesse ardente, un peu casse-cou, grisée par la perspective de la victoire, mêlée à une aventure prodigieuse, ne sachant pas si nous vivrions encore le lendemain et ne nous en souciant guère.
La vie n’est faite que d’oublis… Un événement chasse l’autre, le refoule, toujours plus en arrière, toujours plus loin. Les heures qui ont contenu l’ineffable, l’essentiel, s’en vont comme les autres, au fil du temps. Tant que j’ai été dans la vie active – et tu sais bien comme j’étais possédé par cette carrière que j’ai menée –, tout ce qui ne concernait pas les problèmes présents a été rejeté à l’arrière-plan.