Le dimanche, quand les autres filles allaient à la messe ou se promenaient sur la grand-route au bras de leurs fiancés, grand-mère relevait en chignon ses cheveux, toujours noirs et abondants quand j’étais petite et elle déjà vieille, alors imaginez dans sa jeunesse, et elle se rendait à l’église demander à Dieu pourquoi, pourquoi il poussait l’injustice jusqu’à lui refuser de connaître l’amour, qui est la chose la plus belle, la seule qui vaille la peine qu’on vive une vie où on est debout à quatre heures pour s’occuper de la maison, puis on travaille aux champs, puis on va à un cours de broderie suprêmement ennuyeux, puis on rapporte l’eau potable de la fontaine, la cruche sur la tête ; sans compter qu’une nuit sur dix, il faut rester debout pour faire le pain, et aussi tirer l’eau du puits et nourrir les poules. Alors, si Dieu ne voulait pas lui révéler l’amour, Il n’avait qu’à la faire mourir d’une façon ou d’une autre. En confession, le prêtre disait que ces pensées constituaient un grave péché et que le monde offrait bien d’autres choses, mais pour grand-mère, elles étaient sans intérêt.
Et la nostalgie, c'est de la tristesse, mais c'est aussi un peu du bonheur.
A partir du moment ou grand-mère s'aperçut qu'elle était devenue vieille, elle me disait qu'elle avait peur de mourir. Pas de la mort en soi qui devait être comme aller dormir ou faire un voyage, mais elle savait que Dieu était fâché contre elle parce qu'il lui avait donné plein de belles choses en ce monde et qu'elle n'avait pas réussi à être heureuse, et Dieu ne pouvait pas lui avoir pardonné ça. Au fond, elle espérait être vraiment dérangée car, saine d'esprit, elle ne coupait pas à l'enfer. De toute façon, elle parlementerait avec Lui avant d'aller en enfer. Elle Lui objecterait que s'Il créait une personne sur un certain modèle, Il ne pouvait pas prétendre ensuite qu'elle agisse comme si elle était faite sur un autre modèle.
D’après maman en effet, dans une famille, le désordre doit s’emparer de quelqu’un parce que la vie est ainsi faite, un équilibre entre les deux, sinon le monde se sclérose et s’arrête. Si nos nuits sont sans cauchemars, si le mariage de maman et papa a toujours été sans nuages, si j’épouse mon premier amour, si nous ne connaissons pas d’accès de panique et ne tentons pas de nous suicider, de nous jeter dans une benne à ordures ou de nous mutiler, c’est grâce à grand-mère qui a payé pour nous tous. Dans chaque famille, il y a toujours quelqu’un qui paie son tribut pour que l’équilibre entre ordre et désordre soit respecté et que le monde ne s’arrête pas.
Jamais personne ne faisait les choses comme le faisait le rescapé, jamais votre mari ne vous a dit que pour lui vous êtes unique, celle qu'il avait toujours attendue et qu'en ce mois de mai 1943 sa vie avait changé. Jamais malgré les prestations au lit [...] où dans ce lit, vous avez dormi avec lui. Alors maintenant, si Dieu ne voulait pas qu'elle rencontre le rescapé, il n'avait qu'à la faire mourir.
Elle se rendait à l'église demander à Dieu pourquoi, pourquoi il poussait l'injustice jusqu'à lui refuser de connaître l'amour, qui est la chose la plus belle, la seule qui vaille la peine qu'on vive une vie.
Il ne faut pas introduire de l'ordre dans les choses mais seconder la confusion universelle et lui jouer de la musique.
la nostalgie, c’est de la tristesse, mais c’est aussi un peu de bonheur
Le Rescapé dit qu’à son avis grand-père était un heureux homme, vraiment, et pas, comme elle le prétendait, un malchanceux qui aurait écopé d’une pauvre folle, simplement elle était une créature que Dieu avait faite à un moment où Il n’avait pas envie des femmes habituelles en série, Il avait eu une inspiration poétique et Il l’avait créée, grand-mère riait de bon cœur, disait qu’il était fou lui aussi et que c’etait pour ça qu’il ne voyait pas la folie chez les autres.
Pour faire un tel sacrifice, disparaître pour le bien de l'autre, il faut l'aimer vraiment.