L'ombre et sa lumière

Il fit de même pour les cheveux, mais dans un autre sac, poche droite de son caban Façonnable.

Aussi, quand elle se leva pour gagner le coin toilette, il composa le numéro du restaurant et, profitant de ce moment d’inattention provoqué par la sonnerie, se dirigea calmement vers sa table. Il y déposa un verre du même vin, rempli au même niveau que celui qu’elle consommait, avant de subtiliser l’original et d’en vider rapidement le contenu dans le pot du ficus se trouvant à sa droite. Il récupéra quelques cheveux sur le manteau adossé à la chaise, déposa un billet de vingt sur le comptoir pour payer son addition et quitta l’établissement tout en glissant dans sa poche intérieure, enveloppé dans un sac plastique de congélation, le verre de vin qui portait la trace du rouge à lèvres « nuit d’automne » de Guerlain qu’utilisait Maggy.

L’Ombre savait tout ceci, et bien plus encore. Il connaissait tout d’elle et avait analysé la moindre de ses habitudes sans rien laisser au hasard, ce mot ne faisant pas partie de son vocabulaire.

Paris, de nos jours



Maggy Ferguson était assise, comme tous les mardis, à sa table favorite. Elle avait commandé une farandole de légumes accompagnée d’un steak à la normande, et dégustait un vin rouge, le nez plongé dans un bouquin posé sur le côté gauche de son assiette. Les cheveux blonds aux épaules, le visage doux, mince, de taille moyenne, elle était secrétaire chez Maferti Comptabilité depuis deux ans, et déjeunait seule tous les mardis dans ce petit restaurant aux prix raisonnables et aux mets délicieux. Comble de bonheur, il ne se trouvait qu’à deux minutes à pied de son lieu de travail.

Lolie se baissa pour ramasser les affaires tombées sur le sol, en même temps que la dignité de leur propriétaire. Lorsqu’elle se redressa, elle plongea son regard dans celui de Bastien dont le cœur, à n’en pas douter, avait cessé de battre quelques secondes. Il sut à ce moment-là, avec toute la certitude de ces instants de grâce qui viennent quand on ne les attend plus… Que c’était elle.

Il arracha violemment le sac de la frêle épaule qui le soutenait, et retourna son contenu sur le sol gris de la cour de récréation. Des rires de gallinacés stupides retentirent. Bastien sentit dans ses veines une étrange chaleur. Le monde sembla soudainement ralentir, marquer une pause comme freiné par le mur de la honte et, alors qu’il serrait si fort le poing que ses ongles pénétraient la paume de sa main, la plus inattendue des choses se produisit, tellement fortuite que ni la honte ni les rires n’eurent plus aucune importance.

Les coups bas de Simon étaient une de ses spécialités et il avait pris un grand plaisir en insistant sur le mot « faux », pour que les spectateurs de sa farce s’en souviennent bien.

Il se leva, ramassa son sac à dos et tourna les talons sans dire un mot. Mais la chance n’était décidément pas de son côté aujourd’hui. Alors que le soleil perdait son éclat à l’approche de la douce et rayonnante Lolie, une main se posa sur son épaule.

— Où tu vas comme ça, microbe ? Je crois que tu dois avoir quelque chose pour moi dans ton sac !

— C’est bon, laisse-moi maintenant !

— Donne-moi ce que t’as à becter dans ton sac ! Quelques Fingers peut-être ? dit-il, hilare de son jeu de mots.

— Je n’ai rien, je te jure !

— Il n’a rien, vous entendez les gars ? Tes faux parents ne te donnent rien à manger ?

Bien que son doigt ne soit absolument pas douloureux, le souvenir lié à la blessure, lui, l’était grandement.

Simon était le petit dur qu’il fallait éviter pour ne pas avoir de problèmes. Le fuir ou devenir son ami étaient les deux seules options possibles, et malheureusement pour Bastien, non seulement Simon ne l’aimait pas, mais en plus… Il ne l’aimait pas !

— Je t’ai posé une question, Monsieur « Finger » !

— Rien, je… Je ne regarde rien.

— Alors, tu dégages de mon passage, Finger Man !

Simon avait trouvé ce petit surnom méprisant pour humilier Bastien, en raison de l’extrémité de son auriculaire qui était totalement écrasée. Bastien n’avait jamais laissé deviner combien ce surnom lui faisait mal, pour ne pas encourager son tortionnaire à redoubler d’efforts.

Le feu de sa bêtise n’avait pas besoin qu’on l’attise !