Jäger

Pourquoi moi Primo ? Qu’est-ce que tu as pu me trouver, derrière ma froideur et mes plaies ? Qu’est-ce qui t’a fait croire un seul instant que je méritais d’être sauvé de ma détresse et de vivre, ce que tu m’as donné ? Pourquoi ?

L’amour ça doit faire du bien, ça doit nous apporter du bonheur et pas de la douleur. Ça doit nous rendre vivants et pas morts de l’intérieur, ça doit pouvoir sortir avant que ce soit fini, ça doit avoir un sens. Le nôtre il n’a rien de tout ça, il fait seulement mal parce qu’il est bancal, parce qu’il a pris les mauvaises bases et que sa construction ne peut pas tenir droite. L’écroulement est là.

Je porte le fardeau de ses crimes sur les épaules, je porte son nom comme une tare indélébile. Il n’y a rien de bien d’être le descendant de toute cette horreur, on apprend juste à faire avec, en espérant que mes actes réparent, comme ils le peuvent, ceux qu’ils ont commis. Mais rien ne fera disparaître ces plaies-là, elles auront beau cicatriser avec le temps, la honte est quelque chose de résistant.

Le flic détourne le regard en encaissant une fois de plus la réalité : je lui ai menti, je me suis joué de lui, je lui ai caché qui j’étais. Pourtant, je lui ai dit dès le départ ce qu’il en était me concernant.
Il a été sourd quand moi, j’étais aveugle.
Je fais un pas vers lui, je m’attends à ce que le flic recule, mais non. En plein milieu de ce hall d’aéroport, alors que les existences des uns et des autres se poursuivent l’air de rien, les deux nôtres vont partir dans deux directions opposées. 

Pardonne-moi de ne pas être quelqu’un d’autre, Primo, je murmure à peine. Pardonne-moi d’être à ce point terrorisé par tout ce qu’il nous arrive. J’ai peur de toi et de ce que je ressens. C’est pire qu’une traque. C’est se chasser soi-même. 

Je déglutis avec difficulté alors que l’organe dans ma poitrine s’emballe. Primo a appris à lire entre les lignes des gens, à deviner ce que les suspects ne pouvaient pas dire. Il est plus malin et intelligent que je ne le serai jamais. Il a sans doute réussi à me comprendre quand moi, je patauge encore dans mon propre merdier. C’est ce que je semble comprendre en maintenant son regard. Il me dit « Markus, je sais des choses ». Mais quoi ? Telle est la question.
 
— Peut-être que tu sais déjà, je confirme.
 
Et j’espère que certaines choses, tu ne les devineras pas Primo. Dieu comme je l’espère. 

On n’est pas responsable des actes de nos parents, mais on est responsable de ce qu’on a hérité, malgré tout… 

— Quelle différence tu fais entre un donneur d’ordres et un exécuteur ?
 
— Chez les nazis ? Aucune, qu’on soit Hitler ou un simple gardien de camp, ils ont tous contribué à cette guerre. (...)
 
— Détrompe-toi, il y en a une. Si ceux qui donnent les ordres avaient donné celui de traiter avec humanité les juifs, tu n’aurais pas cette vision des choses. Je ne dis pas que ceux qui ont exécuté ces ordres n’y sont pour rien, je dis que sur la montagne de connards que sont les nazis, ceux qui sont au sommet, sont les pires. 

Ça fait bientôt vingt-quatre heures qu’il m’a traîné dans sa salle de bain pour me menotter au radiateur. J’ai passé la nuit allongé sur le sol froid dans le noir, impossible pour moi de bouger. Ce matin, il m’a réveillé à l’aube et les choses amusantes ont commencé. Je dois dire qu’il est costaud et têtu, lorsqu’il a une idée en tête, il ne l’a pas ailleurs.
Le flic a commencé par user de ses poings, j’ai continué de me murer dans le silence. Depuis, on s’applique à tremper sa salle de bains avec la baignoire pleine d’une eau rougeâtre de mon sang.
Primo, puisqu’on en est à se taper dessus comme deux potes, autant l’appeler par son prénom, me secoue. 

Les choses changent quand le cœur est investi. Totalement. Elles prennent une dimension plus grande, plus profonde et il n’est pas seulement question de justice, mais de devoir.