C'est sur une atmosphère solennelle que s'ouvre le roman : en ce jour d'automne 1986, dans une abbaye près de Milan, un vieillard de 82 ans, entouré de ses 31 pairs, agonise. Dès la première page, un halo de mystère vient perturber le recueillement de cette veillée funèbre et l'on apprend que l'homme s'apprête à enterrer avec lui un secret de 40 ans : autour de lui, les moines, pendus à ses lèvres, semblent aux abois pour tenter de percer le mystère de celle sur qui il veille depuis toutes ces années.
Au second chapitre, changement de ton, puisque c'est l'agonisant lui-même qui prend la parole ; comme il s'en offusque, « depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ? ». Aux portes de l'outre-tombe, ce personnage hors-normes, tant par son physique - il est atteint d'achondroplasie - que par sa vie tumultueuse et palpitante de sculpteur, nous invite à l'écouter en nous offrant de lui un portrait sans concession.
Sur près de 600 pages, le roman fait ainsi alterner deux types de narration ; la première, au style dépouillé, se présente comme le collectage à rebours d'indices d'une enquête d'ampleur mondiale menée depuis 40 ans sur la plus célèbre et controversée oeuvre de Michelangelo Vitaliani. Dans la seconde, plus étoffée et riche en rebondissements, on voyage avec le sculpteur surnommé Mimo, dans l'Italie de la première partie du XXe siècle, depuis Pietra d'Alba, un petit village reculé de Ligurie, jusqu'à Rome, en passant par Milan et Florence et on prend plaisir à l'écouter raconter les faits tel un artiste, en « les restaurant avec un peu de couleurs ». On progresse alors dans le roman comme dans une enquête dont l'on comprend que la résolution ne pourra intervenir qu'après avoir écouté toute l'histoire du sculpteur : pourquoi la sculpture a dû être enfermée pour être protégée ? Pourquoi provoque-t-elle des réactions si intenses ? Quels mystères président à sa création ?
J'ai eu à plusieurs reprises le sentiment que l'intrigue aurait pu être resserrée. Pourtant, l'intrication de beauté et de violence qui émane de l'oeuvre, à l'image de la nature sublime et meurtrière, m'a éblouie : si l'on ne peut rester insensible à la beauté des paysages liguriens, aux parfums acidulés des orangers et des citronniers, elle saura rappeler aux personnages à quel point ils sont vulnérables face à elle.
Beauté et violence se retrouvent d'abord entremêlés dans ce « royaume de marbre et d'ordure » et avec Mimo, on prend plaisir à déambuler dans les rues et ateliers de Florence et Rome, villes où se côtoient les oeuvres les plus sublimes et les bouges les plus sordides, les artistes qui ont « touché du doigt le secret des dieux » et les populations des bas-fonds. C'est ensuite la beauté des liens humains qui vient s'opposer puissamment à la violence de l'Histoire : si le sculpteur nous entraîne avec lui dans le tourbillon belliqueux de cette première partie du XXe siècle, traversé par la montée du fascisme en Italie, le racisme, l'antisémitisme et la Seconde Guerre mondiale, le roman raconte surtout l'histoire d'une magnifique et indéfectible amitié, celle d'un garçon né en France de parents immigrés italiens, recueilli alors qu'il n'avait que 12 ans par un oncle alcoolique et brutal, et d'une fille, Viola Orsini, issue d'une grande famille ligurienne ; le pacte conclu durant l'enfance aura-t-il raison du poids des traditions familiales et sociétales ? Mimo comprendra t-il qu'il n'y a « pas de haut ni de bas ; pas de grand ou de petit, que « toute frontière est une invention » ? Viola connaîtra-t-elle le destin exceptionnel qu'elle mérite ? Finalement, si
Jean-Baptiste Andréa parvient à embrasser par l'écriture l'ensemble du réel, n'est-ce pas parce qu'il prouve avec
Veiller sur elle qu'il en est un orfèvre ?