. " Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l'idée que l'on s'en fait ",
Les choses suivaient leur cours et le cours des choses n'était jamais tel qu'on l'aurait imaginé et pourtant c'était le cours des choses. C'était comme ça.
Le lendemain, une question saugrenue a traversé l’esprit de Liev. Qu’avait-il fait hier ? C’était ça, sa question. Ça n’avait aucun sens. Il s’en souvenait parfaitement : il avait recopié les factures que Monsieur Hakkell lui avait apportées. Il l’avait fait pour rendre service. Pour rendre service à Monsieur Hakkell, pour rendre service en général. En attendant. C’était à ce moment-là que Magda était passée devant la fenêtre. Et puis il y avait cette jeune femme, à cause de qui Liev avait ouvert la fenêtre. Il n’était pas sûr d’avoir bien fait, en ouvrant la fenêtre. C’était un souvenir un peu inconfortable. Voilà ce qu’il avait fait hier. Il ne se souvenait pas d’autre chose. S’il ne s’en souvenait pas, c’est parce que ce n’était pas important.
– Magda me dit que vous venez pour la place ?
Liev s’était levé d’un coup. Sa tête tournait un peu. C’était peut-être parce qu’il avait été surpris : il n’avait pas entendu la porte du fond s’ouvrir. Ou c’était peut-être parce qu’il s’était levé trop brusquement de son fauteuil.
En regardant la dame, nettement plus petite que sa voix grave ne le laissait supposer, Liev en a voulu à l’autre femme, cette servante, cette « Magda », de l’avoir incité à s’asseoir dans le fauteuil. Il s’est dit que, sans doute, elle avait fait ça pour le mettre en difficulté devant sa patronne.
Au-dessus d’un chemisier blanc, celle-ci portait ses cheveux blonds parsemés de blanc relevés au-dessus de la tête ; cela évoquait vaguement une sorte d’édredon bien gonflé. C’était difficile de regarder autre chose que cette coiffure. Liev a voulu s’efforcer de baisser les yeux vers le visage de la femme. Celle-ci le toisait froidement. Liev s’est dit qu’elle devait être habituée à regarder en face des personnes plus grandes qu’elles, même si elles lui étaient socialement inférieures. Après tout, Magda était beaucoup plus grande.
– Vous n’êtes pas très bavard, a-t-elle constaté. C’est aussi bien. Mais vous pourriez tout de même répondre le minimum.
La femme a tourné le dos à Liev, d'un mouvement décidé qui a fait envie à Liev : sans doute fallait-il ds années d'expérience pour devenir capable de tourner à le dos à quelqu'un de cette manière là........Il y a eu un temps, et à la fin de ce temps Liev a éprouvé un début de panique ; il s'est rendu compte qu'il ne savait pas quoi faire. Il était debout dehors dans la cour, et il Ne savait pas quoi faire.
C’était en plein milieu des champs. Il n’y avait pas de relief. Juste quelques bosquets, assez loin.
À un angle du carrefour, la Croix Saint-Charles était petite, en fer forgé, coulée dans un socle en béton. La peinture blanche, sans doute récente, s’écaillait déjà. En arrêtant son véhicule, le chauffeur du car avait claironné : « C’est un arrêt exceptionnel ! » Liev l’avait remercié.
En regardant la croix, Liev s’était souvenu qu’il avait oublié d’aller aux toilettes, avant de sortir du cinéma. Il n’y avait personne en vue. Mais il ne pouvait pas faire là. Il a pris sa valise et il s’est engagé sur l’autre route, que lui avait indiquée le chauffeur.