Xanth, Tome 1 : Lunes pour Caméléon

L'audition eut lieu le lendemain, dans le théâtre en plein air que délimitaient, devant, une colonnade de catapalmiers royaux et, au fond, quatre gigantesques miel-feuilles. Le banc du juge était formé par les racines tarabiscotées d'un énorme cyprès detoimondieu.
Bink avait toujours aimé cet endroit, mais en cet instant, c'était devenu une salle de torture. Le lieu de son jugement.

- Quelle question as-tu posée au Magicien ? demanda Bink
Il n'était pas rassuré mais s'efforçait de ne pas lui laisser voir qu'il se retenait à grand-peine de prendre ses jambes à son cou. Il n'était pas de taille à lutter contre la manticore sur terrain plat.
- Je voulais savoir si j'avais une âme, dit gravement l'horreur.
Bink dut de nouveau faire un effort sur lui-même pour ne pas trahir sa réaction. Une année de service pour une question métaphysique ?
- Et que t'a-t-il répondu ?
- Que seuls les êtres dotés d'une âme s'inquiétaient de ces choses-là.
- Mais alors ... Tu n'avais pas besoin de poser la question. Tu as payé une année pour rien.
- Pas pour rien. Pour tout. Avoir une âme, c'est ne jamais mourir tout à fait.

- Je me demande s'il est vrai que les créatures magiques ne peuvent être dotées de pouvoirs magiques. J'ai vu une marmiette transe-porter une miette de pain ...
- Oh ! Tu es sûr que ce n'était pas plutôt une marmotte ? C'est une créature naturelle, donc tout à fait apte à la magie, selon notre taxonomie.
- Vous taxez les animaux ? s'étonna Bink.

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J'ai appris la véritable histoire de Xanth, et je connais trop la lourdeur de perdre prématurément un être cher. L'honneur a fait une entrée tardive dans ma vie, mais il ne la désertera plus. Je ne puis tuer un homme qui m'a sauvé la vie, un homme loyal envers le monarque indigne qui l'a exilé au point de se sacrifier pour lui. Et je ne pourrais jamais tuer de sang-froid celle qui, ignorant la ruse, a fait don de sa propre existence pour sauver un tel homme, dit-il en regardant la biche mourante. C'est l'amour, le vrai, celui que j'ai jadis connu. Ce n'est pas parce que je n'ai pas pu sauver le mien que je détruirai celui d'un autre. Le trône ne vaut pas ce prix, c'est tout.

- Miroir, miroir sur le mur, dit-il pour s'amuser. Qui est la plus belle de toutes ?
Le miroir s'obscurcit et s'éclaircit. Un gros crapopotame verruqueux le regardait droit dans les yeux. Bink sursauta, puis il comprit : c'était un miroir magique ; il lui avait montré la plus belle ... de toutes les crapopotames.

C'est alors qu'une mite-railleuse s'abattit du ciel en crépitant et emporta dans son bec la lézarve. Celle-ci poussa un cri strident, se tortilla, puis la mite-railleuse prit son essor et le petit corps du caméléon se mit à pendre lamentablement. Il avait beau faire, il était mort, anéanti par une force implacable, au moment où il tentait d'effrayer Bink.

Bink tourna les talons et quitta la ferme. Il s'éloignait quand il vit une petite tornade de poussière venir vers lui en tourbillonnant puis prendre une forme démoniaque. C'était une manifestation de l'animosité bien anodine de l'enfant envers les étrangers. Bink l'évita et pressa le pas. Il était heureux d'avoir pu rendre ce service au prospecteur, mais encore plus soulagé que ce fût chose faite. Pour la première fois, il avait touché du doigt ce que la pauvreté et la mort pouvaient faire à une famille.

Une grande variété d'arbres poussait à Xanth, certains vitaux pour l'économie. Il suffisait de mettre un bibinier en perce pour obtenir de pleines canettes de boisson mousseuse; les pétrole-yeuses fournissaient un excellent combustible et les tatanes de Bink venaient d'une platatane d'âge vénérable qui dressait ses ramures à l'est du village.

- Raconte-moi un peu comment t'es venu du Village du Nord en une seule journée?
- Une centauresse m'a fait faire un bout de chemin.
- Une pouliche! Eh ben, dis donc! Et à quoi tu t'es raccroché quand elle a sauté, hein?
- Euh... elle a dit qu'elle me laisserait tomber dans un ravin si je recommençais, avoua Bink avec un sourire morne.

Combien de gens passaient ainsi leur vie à courir après des avantages aussi vains qu'un chêne d'argent, le pouvoir politique ou des honneurs non mérités alors qu'ils avaient juste besoin d'apprendre à se satisfaire de leur sort? Combien avaient déjà mieux que ce qu'ils convoitaient?