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Critique de enjie77


« La mémoire était réelle, solide, d'une certaine façon. L'imagination avait des ailes. La mémoire tendait vers le connu, l'imagination embarquait vers l'inconnu. La mémoire répandait sur moi douceur et sérénité. L'imagination me ballotait de droite à gauche et finalement m'angoissait ».


Comment puis-je approcher, sans trahir le projet de l'auteur, l'âme de ce livre afin de rédiger un commentaire sur la biographie d'Aharon Appelfeld. Il écrit en préface « ce livre n'est pas un résumé mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine ».

(Je me suis sentie tellement proche de l'auteur que je me suis autorisée à l'appeler par son prénom tout au long de ma chronique.)

Aharon, pour écrire son récit, fait appel à des traces mémorielles et des instants extrêmes de contemplation. Ces impressions, elles sont restées enfouies au plus profond de son inconscient afin de pouvoir survivre. Cette lecture se lit paisiblement tant Aharon met la souffrance à distance. Il n'écrit pas sur les chambres à gaz, sur les camps de concentration, il écrit et relate les évènements avec ses yeux d'enfant, cet enfant niché au plus profond de son coeur qu'il a tenté de préserver.

Originaire de Roumanie, Aharon est issu d'une famille juive assimilée, germanophone. Ses grands-parents, pratiquants, s'expriment en yiddish au grand dam de ses parents. Il nous confie quelques souvenirs qui lui restent de ses grands-parents et notamment, cette rencontre, à la synagogue, avec la langue de Dieu qu'il ne comprend pas. Je pense que c'est sa première rencontre avec l'Hébreu. Cette langue qui va tenir une place importante dans sa vie. Il a une petite enfance heureuse entre une maman tendre, un papa plus distant et ses grands-parents.

Et puis, le monde d'Aharon bascule sous le joug meurtrier du gouvernement roumain et sa répression anti-juive. Sa mère est assassinée en 1940. Il gardera le souvenir de son cri. Avec son père, il connait le ghetto puis la déportation d'où, seul, il s'échappera. Il aura la chance de retrouver son père, plus tard, en Israël.

Imaginez un enfant de dix ans dont les parents ont été assassinés parce que juifs, survivant dans les forêts ukrainiennes, trouvant un jour abri moyennant quelques petits travaux, chez une prostituée qui le maltraite, puis chez un paysan, tout aussi malveillant que la prostituée, mais sans jamais oublier l'abjecte dénonciation qui plane au-dessus de sa tête. En proie à une terreur constante, cette peur qui ne peut quitter l'enfant tant la chaîne de confiance qui le reliait à l'humanité, s'est brisée. Cet enfant s'est enfui de l'horreur du camp, ce cauchemar qui a fait de lui un animal traqué. Comment résister psychologiquement à de telles atrocités. La méfiance devient une seconde nature et les mots disparaissent, eux aussi deviennent inutiles, superflus et suspects. le silence règne dans les forêts ukrainiennes où il se cache pendant deux ans. Seule la contemplation de la nature parvient à lui faire oublier la faim et la peur. le traumatisme est d'une telle ampleur que la mémoire « cache » de l'enfant s'est vidée, au langage a succédé un bégaiement, c'est un retour à son animalité.

Aharon a souffert dans son corps, dans sa chair, dans son âme, et cette mémoire blessée, commotionnée, va se révéler sous l'effet d'un « déjà vu, déjà senti » mais cette mémoire cognitive ne pourra relier ses sensations à des évènements précis.

Me vient en mémoire cette phrase de Marcel Proust :

« Cette terrible puissance d'enregistrement qu'a le corps et qui fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert ».

Et malgré toutes ces horreurs, naîtra chez lui un espoir irraisonné, retrouver ses parents, et c'est de cette aspiration qu'il puisera chez lui un irrépressible instinct de survie qui le portera jusqu'en Israël où il deviendra l'un des plus grands écrivains de langue hébraïque.

Ce livre est magnifique, il est parcouru d'ombre et de Lumière, c'est un hymne à la Vie. Ce récit est extrêmement émouvant et particulièrement puissant, quelle force ! Il ne tombe jamais dans la plainte, la nostalgie, il reste pudique. L'écriture est douce et sereine malgré le contexte. Aharon me rappelle mon grand-père, on ne ressent aucune animosité malgré les épreuves de la vie, bien au contraire. Il sait nous raconter qu'il a rencontré des êtres ignobles mais qu'il a rencontré des êtres d'une générosité exceptionnelle. Les mots sont simples et laissent passer l'émotion, on ressent ce besoin de trouver le mot juste sans tomber dans l'inutile car il connait la valeur du « mot ». C'est terrible de se dire que ce sont de telles épreuves qui ont engendré ce grand auteur !

Ce qui m'a le plus interpelée, c'est la relation à la langue maternelle. Je ne m'étais jamais posé de questions sur les relations que nous entretenons avec notre langue maternelle. Pour Aharon, la langue allemande était devenue celle des assassins. Mais c'est aussi cette langue qui le reliait à ses parents. Il avait aussi perdu cette filiation. L'identité s'était effacée et c'est toute son histoire, tout son parcours qu'il tente de reconstituer sous sa plume entre le subjectif, les émotions et la réalité.

Il explique très bien ses difficultés avec l'apprentissage de l'Hébreu. L'allemand, le yiddish, le roumain, s'étaient les langues de l'amour de ses parents, les langues qui le rattachaient à ses racines. Y renoncer, n'était-ce pas mourir encore un peu ou faire mourir sa mère une seconde fois ! Comment retrouver dans l'Hébreu, ce lien affectif, intime d'où pourrait naître le sens de sa nouvelle vie, de l'écriture, de la communication. Ce sont des passages de sa reconstruction particulièrement édifiants. Lorsque l'Hébreu est devenu sa langue maternelle, son attachement à cette nouvelle terre, il raconte sa hantise de perdre, à nouveau cette langue, hantise qui se concrétisait dans ses cauchemars. L'Hébreu lui ouvrira aussi les portes de la spiritualité ce qui lui permettra de se retrouver.

Ces passages m'ont incitée à lire « L'angoisse d'Abraham » de Rosie Pinhas-Delpuech, qui dirige la collection « Lettres hébraïques » d'Actes Sud. Dans ce livre, elle tente d'interroger en profondeur notre relation à la langue maternelle et à l'exil.

« Nous sommes venus en Israël pour construire et être construits ». Ce n'est pas si simple !


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