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Critique de Bouteyalamer


Lecture difficile que ce livre fameux : la texture est serrée mais les répétitions sont nombreuses ; les glissements d'un terme à un quasi-synonyme sont multiples et font s'affronter les spécialistes ; bien des passages sont obscurs ; les objectifs ne sont pas tracés. On lit au livre I, en 1094b12 : « Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircissements que comporte la nature du sujet que nous traitons », et en 1095a14 : « En ce qui regarde l'auditeur ainsi que la manière dont notre enseignement doit être reçu et l'objet que nous nous proposons de traiter, toutes ces choses-là doivent constituer une introduction suffisante ». Cependant on ne lit dans l'intervalle de ces phrases que des généralités. Les thèmes se dévoilent au fil du texte dans un va-et-vient incessant : le bien, le bonheur, les vertus, la justice, le plaisir, l'amitié. La dernière phrase de l'ouvrage est : « Commençons donc notre exposé » (1181b22). Tout cela laisse une grande latitude à l'interprétation.

L'Ethique à Nicomaque serait, disent les savants, un cahier de notes en vue de la préparation d'un traité. Les contenus et les séquences que nous lisons seraient l'oeuvre de disciples, postérieurs au projet inachevé d'Aristote. Cet inachèvement expliquerait les contradictions et les va-et-vient, comme l'absence d'une définition claire et explicite de l'amitié. On a fait de l'Ethique un traité sur la vertu, ou sur la justice, ou sur l'amitié, mais ces trois entrées sont étroitement mêlées. Je l'ai lue pour l'étude de l'amitié, en ingénu, sans formation de philosophe ni d'helléniste.

Comme on l'attend chez l'antique, le texte commence par le Bien suprême. « Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d'accord : c'est le bonheur » (1095a15-16). Aristote fait aussitôt une réserve : « en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s'entend plus » (1095a20). Il prédit que le bonheur « c'est la vie contemplative, dont nous entreprendrons l'étude par la suite » (1096b5), et cette étude n'intervient qu'au livre X avec celle du plaisir. On revient à la nature du bien parfait : « le bien parfait semble se suffire à lui-même. Et par ce qui se suffit à lui-même, nous entendons non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses enfants, ses amis et ses concitoyens en général, puisque l'homme est par nature un être politique » (1097b10). Cette extension de l'individu à la Cité suggère que bien et bonheur s'accomplissent dans la politique. Suit une position obscure où Aristote glisse du bien au bonheur : « En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c'est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre. Or, tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur » (1097b15), et, plus loin, une définition tautologique du bonheur : « car pratiquement nous avons défini le bonheur une forme de vie heureuse et de succès » (1098b20).

La première allusion au titre de l'ouvrage vient au livre II et c'est un jeu sémantique : « La vertu est de deux sortes, la vertu intellectuelle et la vertu morale. La vertu intellectuelle dépend dans une large mesure de l'enseignement reçu […]. La vertu morale [èthos avec un êta], au contraire, est le produit de l'habitude [ethos avec un epsilon], d'où lui vient aussi son nom, par une légère modification de ethos » (1103a14-15). L'Ethika Nikomacheia va donc traiter de la vertu morale, laquelle s'apprend et s'exerce dans la pratique. Cette vertu est une médiété dans les affections et les actions : « La vertu a rapport à des affections et des actions dans lesquelles l'excès est erreur et le défaut objet de blâme, tandis que le moyen est objet de louange et de réussite, double avantage propre à la vertu. La vertu est donc une sorte de médiété, en ce sens qu'elle vise le moyen » (la mediocritas des latins). Cette approche est curieusement obscurcie par des exemples – la vertu de l'oeil ou celle du cheval – qui sont étrangères à la vertu morale. Aristote poursuit vers une définition qui intègre l'action et la connaissance : « Ainsi donc, la vertu est une disposition à agir d'une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l'homme prudent » (1107a1). Vient ensuite une liste des vertus particulières, parfois difficiles à démêler pour le contemporain : le courage, la modération, la libéralité, la magnificence, la grandeur d'âme et la justice, doublée des listes de vices correspondants, par excès et par défaut. Viennent enfin les deux livres VIII et IX sur l'amitié.

L'entrée dans le livre VIII est belle : L'amitié « n'est-elle pas une vertu, ou, tout au moins, n'est-elle pas intimement liée avec une vertu ? Rien, d'ailleurs, de plus nécessaire à la vie. Sans amis, qui voudrait de la vie, dût-il être comblé de tous les autres biens ? » (1155a5). La Boétie écrira vingt siècles plus tard dans la Servitude volontaire, avec le même enthousiasme : « L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose sainte. Elle ne se met jamais qu'entre gens de bien et ne se cimente que par une mutuelle estime ». La suite est faite d'approches successives : l'amitié et la ressemblance ; l'amitié entre égaux ou entre inégaux ; l'amitié utile et l'amitié plaisante opposées à l'amitié parfaite ou amitié des bons ; l'amitié et la justice ; l'analogie entre les variants de l'amitié et les diverses constitutions (amitié royale ou paternelle, amitié aristocratique ou conjugale, amitié fraternelle ou démocratique) ; les devoirs de l'amitié. Tout cela se lit avec faveur. Aristote ignore le caractère singulier et imprévisible de l'amitié (« Parce que c'était lui, parce que c'était moi ») mais c'est un point de vue anachronique : la subjectivité et l'irrationnel ne sont pas dans le programme du grand ancien.

Une difficulté vient de la possibilité même de l'amitié des bons car elle requiert l'égalité dans la vertu, la fortune et l'âge, la communauté d'intérêt, et encore la vie commune (« Il n'y a rien de plus désirable que la vie d'intimité, l'amitié est en effet communion, koinônia) (11714b31-32). Une telle amitié est-elle accessible au contemporain ? Georg Simmel écrit dans sa Sociologie : « Peut-être l'homme moderne a-t-il trop de choses à cacher pour connaître une amitié au sens antique du terme, peut-être aussi les personnes, sauf dans leurs très jeunes années, sont-elles devenues trop singulières, trop individualisées pour qu'il soit possible de comprendre, d'accepter l'autre avec une réciprocité totale, ce qui demande toujours tant d'intuition, d'imagination créatrice à l'égard de l'autre. Sans doute est-ce pour cette raison que la sensibilité moderne tend plutôt à des amitiés différenciées, c'est-à-dire des amitiés dont le domaine ne concerne à chaque fois qu'un aspect de la personnalité, sans s'immiscer dans les autres ».

Le malaise vient de l'affirmation de l'amour de soi comme modèle de l'amitié, ou de l'amitié comme accomplissement de soi : « Passer tout son temps en tête-à-tête avec soi-même, le vertueux le souhaite aussi, car il y trouve du plaisir. de ses actions passées, en effet, douces sont les souvenances, et ses actions futures, il sait qu'elles seront bonnes, perspective qui elle aussi est plaisante. Et d'objets à contempler, il regorge dans sa pensée » (1166a23-26). Plus loin : « Nous pouvons donc conclure : le vertueux doit être égoïste car s'il l'est, il se rendra service à lui-même en faisant des belles actions et il sera utile aux autres » (1169a11). Certes le vertueux peut se sacrifier pour un ami ou pour la Cité, mais c'est pour affirmer sa supériorité morale : « En tout ce qui est digne d'éloges, le vertueux revendique pour soi la part du lion de beauté morale. Comme cela oui, on doit être « égoïste », comme nous venons de le dire, mais comme la masse, non pas ! ». Dans cette vision élitiste, l'égoïste vertueux, ami de soi-même, se juge lui-même méritant et garant de sa conduite, s'exposant aux excès en pensée et en action, dans sa famille et dans la cité. Par ailleurs, l'égoïsme vertueux et l'amitié de soi-même écartent l'altérité de l'amitié, ce qui est non-sens, et fait perdre les apports de la différence et de la complémentarité. Comment progresser seul en vertu, sagesse, justice ou plaisir, à moins d'être omniscient et parfait, c'est à dire un dieu ?

J'ai lu deux versions de l'Ethique. L'édition Vrin contient l'introduction, la traduction intégrale et les notes de Jules Tricot. L'édition du Livre de Poche résume les livres I à VII (près de 100 pages d'introduction et de notes par Jean-François Balaudé) et se limite au texte des livres VIII et IX sur l'amitié, dans la traduction classique de Gauthier et Jolif. Tricot fait un travail de philologue, à l'échelle du mot et de la phrase ; il « éclaire » volontiers les passages difficiles par leur traduction en latin chez Saint Thomas d'Aquin (!). Balaudé travaille en pédagogue, à l'échelle des idées, signalant les ambiguïtés et les lacunes, dénouant les fils. Peut-être une vision personnelle et un travail de vulgarisateur, mais je lui suis reconnaissant de sa clarté.

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