Selon les notes de la fin du livre, Pierre Loeb conseille à
Antonin Artaud une visite de l'exposition
Van Gogh en 1947, lui fait dicter ce texte, le donne à une copine qui le cède à un collectionneur, et le manuscrit circule de main en main jusqu'à sa publication. Quelque chose gêne. Quand il dicte ses phrases, Artaud sait qu'on le regarde, et quand Loeb l'écoute, que guette-t-il : des échantillons d'art brut, des confidences ? Ce recueil intéressé est précédé d'une introduction et de son post-scriptum, il est suivi d'un post-scriptum qui a son propre post-scriptum, il est plein de répétitions, d'ajustements, de ces repentirs que l'on trouve chez les peintres.
Artaud parle de la folie et des psychiatres, de sa détestation des psychiatres, justifiée par ses enfermements, par ses électrochocs, et par l'extrême misère des asiles pendant l'occupation. Il en infère une détestation de van Gogh pour le docteur Gachet « ce grotesque cerbère, ce sanieux et purulent cerbère », qui ne ressort ni des portraits ni des lettres du peintre. On connaît la thèse d'Artaud, contenue dans son titre : la société a créé la folie de van Gogh qui était sain d'esprit, elle a provoqué son suicide, et de façon générale, elle se débarrasse des génies par l'enfermement dans la folie. Fou/non fou,
Van Gogh ? Débat impossible, faute d'une définition de la folie, catégorie envahissante qui n'avait plus cours en 1948. Il suffit de reconnaître que la souffrance morale et sociale de van Gogh était le reflet d'un souffrance intime qui apparaît partout dans ses lettres et qu'il est trop tard pour bien comprendre. Quant aux liens entre la souffrance et l'entourage du peintre avec sa mort, le discours est impuissant, les images de Pialat et Dutronc sont à mon avis la bonne approche.
Artaud parle de van Gogh, de « l'antique boucher assagi », dans une admiration floue et convenue : « Ce qu'aucun peintre avant le pauvre
Van Gogh n'avait fait, ce qu'aucun peintre ne fera plus après lui, car je crois que cette fois-ci, aujourd'hui même, maintenant, en ce mois de février 1947, c'est la réalité elle-même, le mythe de la réalité même, la réalité mythique elle-même, qui est en train de s'incorporer » (p 35). Il parle de la peinture de van Gogh, parfois avec inspiration : « … car c'est bien cela tout
Van Gogh, l'unique scrupule de la touche sourdement et pathétiquement appliquée. La couleur roturière des choses, mais si juste, si amoureusement juste qu'il n'y a pas de pierre précieuse qui puisse atteindre à sa rareté » (p 72). Il en parle avec l'arbitraire et les associations libres apprises des surréalistes : « Un ciel orageux, une plaine blanche de craie, des toiles, des pinceaux, ses cheveux rouges, des tubes, sa main jaune, son chevalet, mais tous les lamas rassemblés du Thibet peuvent secouer sous leurs jupes l'apocalypse qu'ils ont préparée,
Van Gogh nous en aura fait pressentir par avance le peroxyde d'azote dans une toile qui contient juste assez de sinistre pour nous contraindre à nous orienter » (p 79).