Citations sur Rouge Tango (36)
Je l'observais du coin de l'oeil. C'était ce qu'on pouvait appeler un bel homme, mais avec un visage sans caractère. Lisse, avec un nez qui était juste un nez, des yeux, deux, des oreilles de chaque côté du crâne, rien de vraiment marquant, rien qui accrochait la lumière. On aurait pu croire qu'il était né dans la semaine, qu'il n'avait rien enduré, qu'il s'était débrouillé pour toujours passer entre les gouttes... La journée promettait d'être longue. Très longue.
Depuis longtemps déjà, j’avais tiré certaines conclusions définitives au sujet de l’humanité. Je savais que c’était le naufrage du Titanic qu’on rejouait. En plus grand. En plus définitif. Moi, j’avais choisi de me planter devant l’orchestre. Ça me semblait bien plus élégant de finir avec un nœud pap et une coupe de champagne que de patauger dans des coursives inondées d’eau glacée, boudiné dans un gilet de sauvetage.
Je suis remonté dans la 181 avec le cœur lourd. Je m’en voulais de n’avoir pu trouver les mots, d’être resté impuissant face à leur douleur. J’avais été nul. Ça m’arrivait souvent. Un problème récurrent avec les émotions et le réel, un goût trop prononcé pour la fuite. Je me suis mis à penser à toutes les erreurs que j’avais faites au cours de ma vie, la liste de mes petites lâchetés, mes abandons. Je n’étais pas meilleur que les autres et si ça se trouve, même, très en dessous de la moyenne. Je passais mon temps à critiquer une société robotisée et égoïste alors que je n’étais moi-même que froideur et égocentrisme.
Je trouvais que ces derniers temps, on me collait trop souvent sur le dos l’étiquette du type dépassé. Et ça commençait à piquer sérieusement mon amour-propre.
Chacun est maître de son destin, mon pote, chacun choisir librement sa vie. C' est nous qui avons les cartes en main et personne d' autre. Il n' y a pas de parc, pas de mur, seulement les barrières derrière lesquelles nous nous enfermons nous-mêmes.
J'ai levé les yeux vers les étoiles. Ça clignotait dans tous les coins. Il y avait tellement d'autres possibilités. J'imaginais des planètes avec de grandes plages désertes dans des tons pastel, une eau douce transparente et fraîche comme il fallait, avec des vagues parfumées à la papaye verte, d'autres, à la fraise des bois, une température bloquée sur 28 degrés et Lizzie courant vers moi, nue. Dans mon rêve, on n'avait pas besoin de combinaison spatiale, ni de se collier la tête dans un putain de bocal à poissons rouges pour respirer. C'était un monde idéal. Tout à sa juste place, Pas de bruit, pas de gens, pas de moustiques,Le soleil était doux, l'air pur et quand vous faisiez l'amour sur la plage, aucun grain de sable curieux ne venait s'inviter à la fête.
— Tu parles d’un binôme ! Je t’imagine déjà en train de cavaler après le méchant de l’histoire avec un déambulateur.
Elle a éclaté de rire, a mimé la course-poursuite en boitant à travers la chambre, les jambes raides et les mains sur les reins. J’ai serré les dents. Je me suis laissé glisser du lit puis je suis parti à quatre pattes vers la salle de bains. Seul, sans me retourner. De toute façon, j’en étais incapable. Il ne me restait plus qu’à essayer de faire passer ça pour de la fierté bien placée.
J’ai rangé la pagaie et j’ai lancé le leurre droit devant moi. Je ne l’ai pas vu tomber. Je ne l’ai pas entendu toucher la surface de l’eau non plus. Tout les bruits étaient étouffés. Je pêchais quelque part en apesanteur dans le firmament.
Avec les années, la route devenait de moins en moins praticable. Les épisodes cévenols successifs s’acharnaient sur le revêtement, arrachant l’enrobé bitumineux par plaques entières. De gigantesques nids-de-poule se formaient. Régulièrement, des types de la mairie venaient les combler avec du sable et des graviers. A la première pluie, tout était emporté à nouveau et les trous réapparaissaient, encore plus profonds qu’avant.
J’avais l’impression de vivre le même processus implacable de désagrégation, le même sort contre lequel je ne pouvais rien. Le vide en moi se creusait et je voyais bien que slalomer entre les failles devenait chaque jour de plus en plus difficile, de plus en plus périlleux.
« On vient au monde et puis on meurt. Entre ces deux moments, une succession de hasards heureux ou malheureux qui nous ballottent comme des fétus de paille sous un ciel vide. Un jeu de dupes à grande échelle. Et à la fin, tout ça conduit irrémédiablement au même néant, froid et obscur. Non, la vie, l’univers et tout le tintouin, Niels, rien n’a de sens. Tout n’est qu’illusion. » (Alex)