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Critique de jamiK


jamiK
14 septembre 2023
Parfois, le pinceau déambulant sur la feuille semble se laisser aller à une certaine mélancolie fragile et la lecture devient alors un moment de torpeur, on se sent envahi des mêmes sensations que les personnages du récit, un peu engourdi, comme dans un rêve, bercé de magie, le rêve devient un cauchemar, la mort pose sur nous un voile d'angoisse, le trait du pinceau tremble, devient brutal, il erre sur la feuille pour devenir faille, éclat, émotion. J'ai trouvé tout cela dans ce récit, beau et grave.

Il est directement inspiré du drame de l'expédition de l'Endurance au pôle sud en 1914 dirigée par Ernest Shackleton, mais l'auteur a changé tous les noms pour se permettre une certaine liberté avec la réalité, et avec cette liberté, il nous offre un récit magique, troublant et romanesque. Là où je trouve que Nick Bertozzi dans “Shackleton, l'odyssée de l'Endurance” s'était planté, Loo Hui Phang et Benjamin Bachelier excellent. le graphisme interagit avec le scénario, il lui répond, une sorte de dialogue se crée. Au démarrage, les personnages apparaissent comme dans les meilleures bandes dessinées d'Hugo Pratt, ils échangent, on les découvre au fil de quelques paroles succinctes, quelques gestes et paroles. D'ailleurs, ce qui ne m'avait pas sauté aux yeux dans le roman graphique de Nick Bertozzi m'éclate ici en plein visage : le premier Corto Maltese, Ballade en mer salée, se passe exactement au même moment de l'Histoire.

Il y a le capitaine, Emerson Oliphant, paternaliste et lucide, Snark, un second qui ne parle pas très bien la langue, compagnon de longue date du capitaine, tatoué tel Queequeg, le harponneur dans Moby Dick, il y Walter Terence de Liddell, le jeune bourgeois, fils d'un des principaux mécènes de l'expédition, que le capitaine s'évertue à appeler Kerguelen, et Arkadi, le fils adoptif du capitaine, jeune drogué, qui va venir apporter de la modernité au récit, mais aussi sa part de magie, d'angoisse, de malédiction ou de bénédiction. Tous ces personnages semblent tout droit sortis des romans de Joseph Conrad qui, faut-il le rappeler, a aussi influencé Hugo Pratt.

Le contexte historique aussi a son importance, situant l'action en ce début de première guerre mondiale, leur aventure qui se tient à distance questionne alors sur l'envie de vivre, sur l'individu face à l'humanité, sur les valeurs humaines. Avec le personnage d'Arkadi, des sujets tel l'écologie, le rapport de l'homme à la nature sont évoqués, mais, parce que c'est un personnage un peu décalé, hors des normes, tel Cassandre, ces questionnements restent inappropriés aux yeux des autres personnages.

Chaque chapitre est introduit par une explication scientifique, accompagnée d'illustrations souvent abstraites, climatologie, météorologie, il est alors question de courants marins, de magnétisme… des notions anachroniques pour l'époque. Elles ne sont pas là pour justifier les propos des protagonistes, mais juste pour marquer la complexité des éléments face à leur petitesse et leur impuissance. C'est encore plus la représentation quasi abstraites qui va donner au récit sa force inquiétante au récit, le coup de pinceau devient lui-même acteur de l'histoire, violent, tourmenté, gestuel, imposant, les couleurs s'emmêlent, se salissent, sortent du cadre, il y a même une illustration en découpage qui vient s'intercaler.

Benjamin Bachelier nous propose ce que le médium peinture peut apporter de mieux, a peine une couleur est posée sur le papier qu'elle nous ouvre tout un univers et même tout l'univers, c'est magistral. le scénario de Loo Hui Phang, teinté d'influences prestigieuses, Joseph Conrad, Herman Melville, Jack London… semble se mettre au service du dessin et non l'inverse.

J'ai lu là, une bande dessinée forte, originale, créative, innovante, romanesque, profonde, poétique, artistique… et j'ai eu un beau coup de coeur.
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