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Critique de jyrille


Trashed est la nouvelle oeuvre complète (ou roman graphique) de Derf Backderf après Punk Rock & Mobile Homes et Mon ami Dahmer.

Prologue

Après avoir relaté ses années de lycée au côté du futur tueur en série Jeff Dahmer, John Derf Backderf est revenu sur une de ses jeunes années. C'est Trashed, une bd autobiographique faite au début de sa carrière, complètement revue dans une nouvelle version étendue. Et au lieu d'en refaire une histoire vraie, Derf Backderf l'augmente pour en faire un roman graphique situé à notre époque et non au début des années 80, avec des personnages inspirés de personnes réelles, à commencer par le narrateur lui-même.

De quoi parle Trashed ? du métier d'éboueur aux Etat-Unis, et de tous les corollaires qui peuvent en découler. Trashed est découpé en plusieurs parties, qui sont autant les actes d'une tragédie complète que de sujets possibles. Elle commence avec trois planches sur l'histoire de la gestion des déchets par les hommes depuis la création de la civilisation, enchaîne sur un prologue, enquille quatre saisons de camions-poubelles et se conclut avec un épilogue.

Eté

Il fait trop chaud, dès le matin, dès l'aube.
La journée passera encore trop lentement, pleine de sueur,
De collègues immoraux ou idiots,
Toujours prêts à compliquer l'horreur,
Tandis que la pause déjeuner, elle, n'aura plus jamais de saveur.
Le monde est une immense daube.

Jets de déchets, pressage de couches, puanteurs presque matérielles
Montagnes de crottes de chiens trempées,
Electro-ménager du siècle dernier et pièces détachées,
Tout ça est supportable quand, avant le dîner industriel,
Il faut vider les restes d'une famille expulsée.

Meubles trop lourds, fauteuils trop luxueux,
Livres déjà lus, cassettes obsolètes,
Plusieurs vies englouties dans la machine à la bouche édentée
Qui meurt toujours de faim, chaque jour, inlassable.

Les gens sont consommables et la civilisation se jette.

Automne

Il pleut, forcément, il va falloir mettre sa pelure,
Une seconde paire de gants, ramasser des feuilles à la pelle,
Mais s'il ne s'agissait que de feuilles, je n'aurai pas droit aux regards durs,
Condescendants, humiliants, de mes semblables à la vue belle,
Tandis que nous nous enfonçons vers le dépotoir.

Le roi des déchets nous accueille, graveleux, content même,
De sa position unique mais cachée, au milieu des habitations
Dont les occupants jamais ne se doutent de l'immensité si profonde et blême
Du tas d'ordure qu'ils génèrent.
Plus haut qu'une cathédrale,
Plus étendue que la ville de Prague,
Il coupe le monde et ouvre celui de la planète déchets.

Les cons.

Hiver

Il faut compter sur les problèmes matériels, les fils électriques
Qui s'accrochent à la benne ou les déchiqueteuses trop lourdes
Qui cassent le dos et les mains,
Nettoyer les branches d'un ami du maire,
Faire partie de la campagne électorale, tout ça pour un salaire de misère.

Sourire aux crétins néo-nazis, soulever des blocs moteurs,
Subir les sarcasmes des éboueurs du recyclage.
Je leur ferai déplacer, à tous, des montagnes de briques.

Parfois, on trouve des trésors vintage, des cassettes au format
Depuis longtemps disparu, des magazines cultes introuvables,
Des meubles en bon état, des outils utilisables, du matos potable.
Parfois, comme le dit Magee mon coloc instable, il est avec nous : le karma.

Ca me rappelle la fois où on a explosé un piano dans la benne.
Les notes s'enfuyaient, fausses ou justes, sans logique, sauf celle de la folie.
On aurait cru un concerto pour poubelle mineure.
Elle jouait pour nous, les invisibles, les larbins, les éboueurs.

Elle nous a fait oublier ceux trop lâches pour trier leurs produits dangereux,
Ceux qui laissent des tonnes de déjections canines, d'animaux morts, de métal rouillé
Qui se cachent sous le vernis de la société,
Tranquilles, sûrs d'eux.

Printemps

Les encombrants, c'est du pain béni pour Wile E,
Notre petit chef en chef.
On lui ramène tout ce qui peut se revendre,
Comme si son salaire indécent ne lui suffisait pas,
Sa position de fonctionnaire non plus, ce pourri.

Les nouveaux changeront-ils tout ça ?
Arrêterons-ils de nous prendre pour des larbins,
Auront-ils de la décence ?

L'année va recommencer, et je ne sais pas si je dois continuer.
Tel Sisyphe, nous ne viendrons jamais au bout de cette tâche
Sans cesse renouvelée,
Quotidienne et écoeurante malgré sa nécessité.

Epilogue

J'ai rencontré Derf Backderf cette année. Il m'a fait une jolie dédicace sur son album Punk rock et mobile homes, où les héros de Trashed faisaient déjà une apparition le temps d'une planche. Ils trouvent l'oncle du héros en train de dormir sur sa tondeuse, planté au fond d'un trou du cimetière, cuvant son whisky.

Avec Trashed, Backderf fait une véritable étude sociologique. Au-delà des petites histoires et galères qui émaillent le livre et en font son déroulement parfaitement chronologique sur une année, il croque tous les problèmes, les travers et les imperfections de ceux qui rejettent de la matière, quelle qu'elle soit. Je lui ai dit qu'il était un peu le nouveau Michael Moore. Il a ri, en ajoutant « Yes, but thinner I hope ! ».

Car le sujet est bien plus profond qu'il n'y paraît. Il fait apparaître l'incivilité et le dédain de la majorité silencieuse sur ceux qui connaissent, au fond, bien trop de leur vie. Il égratigne les profiteurs et les planqués des administrations, décortique les abus de pouvoir, les sociétés privés et les banques qui font tout pour rentabiliser ce qu'une saisie peut fournir. Les déchets comme une métaphore du résultat concret du libéralisme capitaliste.

Mais il dénonce surtout l'inconséquence des consommateurs que nous sommes tous. du sac-poubelle bas-prix qui se dégrade à la moindre goutte de pluie à ceux qui jettent sans regarder, de ceux qui se croient à l'abri alors qu'ils se débarrassent du porno qu'ils n'oseraient jamais affirmer posséder, l'hypocrisie générale de cette gigantesque montagne de nuisances dont nous sommes tous responsables suffit pour affirmer que nous courons droit vers notre propre extinction.

Selon les chiffres rassemblés par Backderf, l'Europe serait en avance sur le recyclage par rapport aux Etats-Unis, mais cela reste encore trop peu. A priori, certaines villes des USA comprendraient désormais qu'il faut recycler 100% de nos déchets. San Francisco y travaille, ils seraient à 80% de recyclage effectif.

Pour parler d'un sujet aussi repoussant, le trait purement underground de Backderf est parfait. Il n'édulcore rien mais le côté cartoonesque et les bonnes blagues qui s'y trouvent dégoupillent le désespoir d'un monde d'ordures. En noir et blanc avec de simples dégradés de vert informatiques pour rehausser les reliefs ou les fonds, l'ambiance n'est donc jamais sombre tant le propos s'en charge.

Se terminant sur un véritable résumé de l'état actuel de la gestion des déchets, Trashed n'est donc ni une bande dessinée comique, ni un manifeste, mais une véritable réflexion autour de personnages losers et pathétiques mais fortement attachants et surtout, réels. Nos éboueurs JB et Mike philosophent tout en ramassant les capotes usagées, et tout le propos de Backderf est là : supprimer le gouffre superficiel qui séparent ces deux mondes a priori incompatibles. Comment faire autrement lorsque son boulot consiste à ramasser des torpilles jaunes ?
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