– Attends ça scrolle.
– T'as tué le killer poke ?
– Oui
– Comment
– Code spaghetti
– Développement al dente ?
– Pas chez moi.
– Code kangourou ça foire ?
– Ça flingue.
Tu les regardes et tu ris
Et pendant un moment tu oublies tout
Car il s'agit de ça : savoir oublier
Avoir la force de le faire
Passer à autre chose comme si rien de tout ça n'existait
Comme si tout n'était qu'une grosse blague /
Il parle
Tu parles
Tu l’écoutes pas tu parles
Il écoute pas il parle
Vous avancez dans les couloirs
Vous entrez dans des halles immenses
Tu vois des corps
Des milliers de corps
Les mêmes corps
Des corps figés dans un mouvement répétitif, mécanique, automatique
Des corps de femmes identiques aux corps d’hommes
Dissimulés dans des uniformes apprêtés
Tu souris envahi par un profond amour pour l’humain
Ils ne te voient pas
Ils regardent les machines
Ils ne te sentent pas
Ils répètent leurs gestes intégrés
Tu avances le sourire figé sur ta gueule
Et tu parles
Tu entres sur la plate-forme et tu dis
-Appliquez le free sitting
Tu ne parles pas anglais
Tu ne sais pas ce que ça veut dire free
Tu ne sais pas ce que ça veut dire sitting
Mais tu sais ce que ça veut dire free sitting
Et tu sais que c’est un concept moderne de ressources humaines qui consiste à asseoir les employés chaque jour à une place différente pour ne pas lier amitié avec leur voisin
Tu mets le biberon au micro-ondes
Tu lances la machine à café
Tu jettes 5 œufs sur la poêle
Et avec l’autre main tu te brosses les dents
Il prend encore sa douche
Tu frappes brutalement dans la cabine
Et tu craches
Tu réveilles la petite, elle se met à pleurer
Le grand ne veut pas bouger de son lit
Alors tu lui appliques la fessée
Il sort de la douche et s’étale de la crème à raser
Tu prends sa place après avoir introduit le biberon dans la bouche du bébé
Et la journée commence
Ta journée commence toujours sous la douche
C’est ton seul espace privé
Tu fermes les yeux et tu rêves d’une île
Seule sur une île sirotant un cocktail Lady blue
Sans ordinateur sans connexion sans mômes
Tu ouvres les yeux
Paupières lourdes
Ton corps glisse sur le drap
Contraction du grand adducteur
Spasmes multiples du triceps
Sécheresse de la muqueuse buccale
Tu ouvres les yeux et tu les refermes
Agression de l’environnement
L’odeur du lit ne t’appartient pas
Rien ne t’appartient ici
Même pas les allumettes, les bouteilles de whisky en plastique, les cotons-tiges,
les pantoufles jetables ou la cire à chaussure
Tu es pulvérisé dans l’espace
Tu es hors du temps paumé entre des latitudes et des longitudes qui s’embrouillent dans ta tête
Delhi, Tokyo, Dakar, Sao Paulo, Kiev, Hong Kong, Santiago
Tu t’allonges sur le sable regard vers la mer
Et tu te demandes comment arrêter tout ça
Arrêter la course
Arrêter le temps
Arrêter l’argent
Arrêter l’angoisse
Arrêter tout ce qui a rendu l’être humain amer
Et là tu te rends compte que toi-même tu as perdu du goût
Tu passes ton temps dans des bureaux en PVC
Tu dors sur la moitié d’un lit moisi à côté d’un mec qui ronfle à cent à l’heure
Tu t’accroches trois heures par jour à la barre rouillée d’un car rapide – taux d’accident 60%
Tu baises deux fois par mois à 5000 francs CFA
Et surtout surtout tu fermes bien ta gueule
Tu as oublié qu’on allait tous disparaître en particules
Car il s’agit de ça : apprendre l’oubli
Tu es depuis une heure dans les embouteillages de la zone de redynamisation urbaine
Ton grand sauve le monde sur sa console
Ta mère te donne des conseils financiers dans l’oreillette
Et le GPS t’invite à tourner à droite mais à droite il y a un mur
Tu ne l’écoutes plus
Tu regardes sa photo de mariage encadrée, du noir et blanc, vingt ans avant, trente kilos en moins
Et l’affiche publicitaire d’assurance-vie multi supports frais d’arbitrage offerts
Tu identifies enfin l’odeur de son bureau : un mélange de moquette sale et de plats réchauffés aux micro-ondes