La perspective du départ d'Amos me laisse aussi hébétée qu'une équation polynomiale à coefficients complexes.
Nous, les blue Cerises, on est comme ça. On passe notre temps à vouloir se protéger les uns les autres. On se cache des trucs, on esquive. Parfois je me demande si nous faisons autre chose que de nous mentir.
On n'embrasse pas pareil une personne dont on connaît chaque centimètre de la peau.
Quand il pose ses mains sur mon corps, il a la précision délicate d'un amateur de porcelaine ming.
- Tu sens quoi ?
Je rigole :
- 5 de Chanel... J'en ai trop mis ?
- Nan, mais je me demandais pourquoi j'avais des images de toi... hum... sans pyjama.
La nuit, déjà, a planté ses griffes dans la lumière du jour.
De l'autre côté de la rue, soigneusement négligée, Louise. Pas prévue au programme. Je m'approche. Elle feuillette un bouquin relié cuir façon XVIIIe siècle, ce qui, avec ses mains couvertes de mitaines en dentelle cramoisie, lui donne un petit côté décadent. Mais très chic.
Gagner des sous en bossant au marché, c'est très simple. On s'arrache du sommeil à l'heure où les boîtes de nuit éjectent leur dernier noceur, on s'explose le dos en charriant des tombereaux de choux-fleurs, on se congèle les mains en échafaudant les salades, puis on va boire un coup avant le premier lâcher de clientes, les mamies qui déboulent dès l'aurore pour flairer le poireau et marchander le navet. Et c'est plutôt sympa.
Elle dit ça avec le ton enjoué d'une sardine à qui l'on vient d'annoncer que, désormais, elles seraient sept par boîte.
Si on empilait les "Je t'expliquerai" qu'elle me sert en ce moment, on pourrait bâtir un monument au mensonge inconnu.