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Critique de Creisifiction



“I say : brother help me please / But he winds up knocking me /Back down on my knees / There's been times that I thought/I wouldn't last for long/ But now I think I'm able to carry on/ It's been a long, long time coming /But I know a change is gonna come / Oh, yes it will”
( “A Change is Gonna Come”, Sam Cooke, “Mister Soul”, tué par balles en 1964)


Gospel charnel, libre et blasphématoire, cri de révolte qui, bien au-delà de «venger sa race», célèbre sa force vitale et sa capacité de résistance face à l'oppression, Harlem Quartet est un pur chef-d'oeuvre, et son auteur, James Baldwin, sans aucun doute l'un des plus grands écrivains nord-américains du XXe siècle, toutes couleurs confondues...

Testament littéraire de l'auteur, dernière des grandes fictions qu'il aura publiées (1979), ce roman d'inspiration autobiographique est rédigé dans une langue littéraire originale, magistralement incarnée, sensuelle et sensorielle, d'une très grande puissance émotionnelle, soutenue en même temps par une partition élégante, au phrasé quelquefois surprenant, travaillé moins de manière purement rationnelle qu'intuitive et spontanée, proche dans ce sens et dans la démarche même guidant son élaboration, du feeling à l'exécution et de l'improvisation omniprésents dans la tradition musicale noire américaine.

«Les nègres peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu'ils ne chantent pas le gospel, si vous voyez ce que je veux dire. Quand un nègre cite l'Évangile, il ne cite pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va certainement lui arriver demain (...) Crunch ne chantait pas un voyage en Egypte il y a deux mille ans, mais sa mère, son père et lui-même, et ces rues juste là dehors, mon frère.»

Ces rues-là, en l'occurrence, sont celles de Harlem, arpentées par les quatre personnages au centre du roman qui y sont nés ou qui y ont vécu depuis leur enfance. Entre échappées plus ou moins longues qui les conduiront successivement, soit en tournées de chant à travers une Amérique contrastée et violente, toujours coupée symboliquement en deux, ou à l'étranger, en Corée pendant la guerre, sous un drapeau américain arborant pour le coup une seule et même couleur, ou bien en Afrique, en quête de sens et de racines, ou encore en Europe afin d'y respirer un air plus léger, ces derniers ne pourront cependant pas s'empêcher d'y revenir, de se rapprocher et de s'en séparer à nouveau, de s'y perdre et de s'y retrouver, comme dans un long et enivrant morceau de free jazz.

«Je peux voir ce que nous étions et ce que nous sommes devenus » - écrit Hal Montana en essayant de retracer l'essentiel de leurs vies. «Et tout s'est passé dans un clin d'oeil. Aucun de nous n'a vu son avenir arriver : nous avons vécu d'inimaginables états dans le présent jusqu'à ce que, brusquement, sans jamais avoir accompli un avenir, nous nous soyons retrouvés à déchiffrer notre passé.»

À travers les histoires croisés de ce quartet - Hal, le narrateur, ange gardien de son petit frère Arthur, chanteur de gospel devenu une star de la soul, retrouvé des années plus tard mort dans le sous-sol d'un pub londonien, Julia, enfant-prédicatrice puis égérie noire dans le milieu publicitaire new-yorkais, avant de tout plaquer pour aller vivre en Afrique, Jimmy, enfin, frère de cette dernière, précocement lucide et révolté -, James Baldwin dresse une galerie de portraits intimistes d'une époque et d'une génération secouée profondément par des mouvements d'émancipation.

Un témoignage poignant de la tension raciale régnant aux Etats-Unis dans les années 50 et 60, vu ici plutôt sous l'angle de personnages d'une grande densité humaine, et qui prendront corps pour le lecteur d'une manière très saisissante, tangible et réaliste. S'inspirant pour certains du parcours personnel de l'auteur (Arthur, comme Baldwin, est noir, artiste et homosexuel) ou de son entourage proche (certains aspects déterminants de la vie et de la personnalité de Julia font drôlement songer à Maya Angelou), le récit convoque aussi chez le lecteur, direct ou indirectement, de très nombreux souvenirs de cette époque charnière, ainsi que les ombres de certaines de ses figures les plus emblématiques : celles, bien sûr, de Martin Luther King, de Malcom X ou de Sam Cooke, mais aussi celles, tout aussi iconiques, d'un Miles Davis, d'une Billie Holiday, de Mahalia Jackson, Nina Simone ou Aretha Franklin.

Baldwin préfère ainsi raconter l'histoire de ces années-là, des violences et des combats qui les ont marquées d'un point de vue plus personnel, intimiste. Son récit est également dépourvu de revendications idéologiques ou de slogans identitaires, et ne cède jamais non plus à la tentation de l'auto-apitoiement ou de l'exaltation victimaire.

C'est surtout aux marques laissées individuellement dans la vie de ses protagonistes que l'auteur s'intéresse. S'il s'agit bien d'histoire américaine, celle-ci y est exposée à fleur de peau et à hauteur d'hommes et de femmes singuliers : il s'agirait avant tout de celle de la construction de leur subjectivité. L'auteur s'intéressera aussi à ce qu'ils pourront faire de ces marques douloureuses, y compris en les faisant approcher par moment ce qui, par devers le contexte de violence qu'ils ont connu et par-delà la haine que ce dernier a pu faire naître chez eux, leur permettrait éventuellement de les transcender et de se réconcilier malgré tout avec l'idée d'une fraternité possible entre les hommes. Il faut pouvoir malgré tout continuer à y croire, à rêver.

«Peut-être l'histoire ne se trouve-t-elle pas dans nos miroirs mais dans nos reniements: peut-être l'autre est-il nous-mêmes. L'histoire pourrait être bien plus que les sables mouvants qui engloutissent les autres et nous ont pas encore engloutis : l'histoire pourrait être en train d'essayer de nous vomir et de nous recracher.»

Harlem Quartet est également, et par-dessus tout dirais-je, un hymne sublime élevé à l'altérité. En tant que lecteur blanc, le temps de cette lecture, croyez-moi, on se teinte tout naturellement de noir, mieux encore, quelle que soit sa couleur de peau, elle incite chacun à s'affranchir de ses propres chaînes d'oppression, extérieures ou intérieures, nous le fait saisir tout en faisant souvent monter l'émotion aux yeux, excite en nous une salutaire rage de vivre malgré la souffrance que cela risque toujours d'entraîner, nous rappelle qu'en fin de compte c'est cette dernière qui, le plus souvent, nous rend plus forts, ou encore, pour reprendre les mots d'un de ses personnages qui résument magnifiquement cette démonstration, qu' «on ne peut renier ou mépriser l'histoire de quiconque sans renier et mépriser la sienne propre». C'est en somme ce que chante ce magnifique gospel scandé sous forme de roman.

Un pur régal!


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