Citations sur Une façon d'aimer (73)
A l'époque, près de cinq mille Européens vivaient à Douala. Sans compter les fonctionnaires répartis sur le territoire, les militaires, les planteurs de bananes, de cacaoyers, d'hévéas, les Pères blancs des missions.
Sur le bateau, ils croisaient d'autres couples comme eux. Certains retournaient en Afrique, certains s'y rendaient pour la première fois : ils allaient travailler comme médecins, ou dans l'administration coloniale mise en place par la métropole, ou dans des plantations où ils seraient "conducteurs des travaux agricoles". Ils tentaient leur chance. Il y avait de tout à bord, pour la plupart des gens de condition plutôt modeste, des "petits Blancs", qui partaient parce qu'ils cherchaient du travail. Les colonies, pour eux, c'étaient des listes apprises à l'école : l'Algérie, le Maroc, le Tonkin et la Cochinchine.
Je me sentais mélancolique, à cause du "temps de Toussaint", à cause de phrases comme : quand on est partis en 55 sur le Mangin. Je pensais à ces grands bateaux qui descendaient le long des côtes de l'Afrique, sur lesquels ils étaient partis tous les deux "aux colonies"; beaucoup de gens s'embarquaient comme eux, des colons, des fonctionnaires de l'administration, des médecins; ç'avait été leur aventure.
Le Pont du Cens est un quartier de banlieue, un peu en marge de la ville, de ceux qui vous font dire : "la vie est là, simple et tranquille".
Il y a des modes aussi pour les livres. Je regardais les titres quand j'allais la voir mais je ne les ai jamais ouverts; j'avais l'idée, peut-être fausse, qu'ils exhaleraient cette tristesse vague des intérieurs d'appartements vieillots dont les agents immobiliers vous disent dès qu'ils ouvrent la porte : "Bien sûr, il faudra rafraîchir". Henri Troyat, Gilbert Cesbron, François Mauriac - ma tante aimait beaucoup Mauriac, elle lui trouvait "une grande finesse psychologique".
Ils ont dit qu'ils n'étaient d'accord avec rien : maintenant tout le monde se plaint, les gens divorcent pour un oui ou pour un non. C'est la mode. Avant, on restait "avec ce qu'on avait"; on s'en contentait, même si on avait mal choisi; c'était comme ça. Ce n'était pas parfait. Ça évitait bien des problèmes. Est-ce que c'était mieux ? Est-ce que c'était pire ? On ne peut pas comparer. On n'est plus trop "dans le coup"; ce qui est sûr, c'est qu'on était beaucoup moins exigeants qu'aujourd'hui. Déjà contents d'être sortis de la guerre.
Douala au temps des colonies, Douala sous le mandat français : je ne connais tout cela que par les livres. Des expressions comme "la loi cadre", "la tutelle", le "processus de décolonisation", je les ai entendues dans les conversations entre mon père et mon oncle Guy. Entre hommes, ils parlaient politique; ils n'étaient pas toujours d'accord. Mon père accusait Guy d'avoir été "colonialiste", ou d'avoir été "complice du colonialisme". "Arrête, Pierre", disait ma mère, qui défendait toujours sa sœur, par esprit de famille. Mon oncle protestait : "Je suis parti là-bas pour travailler. Je n'avais rien trouvé en France; on n'y était pour rien." Il haussait les épaules; il disait que c'était "facile" de critiquer de l'extérieur.
Il faisait très chaud. Une chaleur de cocotte-minute. Douala est sous le quatrième parallèle, proche de l'Equateur. On voyait rarement le soleil. Le ciel restait couvert, gris et humide, terni par une humidité de serre.
Les gens sortaient marcher sur la promenade du boulevard Maritime, ils allaient voir le pont tout neuf qui reliait Douala à Bonabéri.
En 58, d'après ce que j'ai lu, les "événements" s'accéléraient. Le processus annoncé par de Gaulle dans son discours de Brazzaville était en cours. Il devait mener à l'indépendance du Cameroun, le 1er janvier 60. Il y avait des troubles dans le pays. Ahidjo, le premier président africain, avait formé un gouvernement d'union nationale avec le soutien de la France, mais ce gouvernement était contesté par les indépendantistes de l'UPC qui ne voulaient aucun compromis avec la puissance coloniale. On disait qu'ils étaient soutenus par les communistes. Leurs leaders avaient pris le maquis. Il y avait des révoltes dans le pays Bamiléké, le pays Bassa, en Sanaga-Maritime. Il y avait aussi une répression et, côté africain, des milliers de morts dont on n'a rien su.
Une jeune mère, un peu absente. Ne cherchant pas à se faire remarquer, à l'opposé de tant de femmes. Mais élégante. Elle a des yeux très clairs, la petite a les yeux noirs. Il s'est souvenu: elle travaille dans un dispensaire. Nantaise. Il s'est dit: c'est curieux, elle transporte ça jusqu'ici. L'atmosphère de province.