Une légende russe

A ce sujet, Vika conseille de ne jamais me séparer de mon passeport, j'apprends aussi comment dire : je suis en Russie sur l'invitation des autorités françaises, c'est à moitié vrai, mais Vika prétend que le mensonge est la langue du pays. La seule vraiment ? Vika s'amuse de mon innocence.

Je n'ai jamais été violée, pourtant, dès lors que le jour baisse et que les rues se vident, mon ventre se noue.
Cette peur, les hommes ne peuvent la concevoir qu'en pensée, alors que les femmes, toutes les femmes, la sentent courir dans leurs veines.

Rester vivante, j'y tenais, bien sûr, mais j'entendais aussi rester ouverte au risque de vivre. Le désir et l'angoisse, le confort du connu et l'attrait du mystère, la prudence et l'intrépidité, la sagesse et la fougue. Harmoniser tout cela en un seul corps, une seule vie, c'est bien cela le difficile, peut-être avais-je entrepris ce voyage pour trouver le point d'équilibre, ou l'endroit en moi-même à partir duquel le construire.

Me voilà aujourd'hui en possession de soixante-sept photos de famille prise en Russie entre 1860 et 1915. Comme à de vieilles fourrures, je leur fais prendre l'air, l'émotion qui me saisit quand je les dispose devant moi finira bien par s'éteindre ; pour le moment, elle me jette toujours sur des charbons ardents.

Je ne regardais plus la maison, je prenais la mesure du ciel qu'avait respiré Georges, je me déployais dans le temps, je voyais Georges trottant dans la cour à l'endroit même où je me tenais, la nuque raide, les yeux levés, je voyais l'enfant blond qui naîtrait de lui, ma mère, trottant dans le jardin d'un pavillon 1930, en meulière, sur l'allée de gravier où je ferais à mon tour l'épreuve des premiers pas.

Quelque chose suinte encore dans les villes russes, qui en appelle au malheur, au sacrifice, à l'absurde, quelque chose d'oppressant, mais qui exalte l'âme comme le le rasoir, certains jours, excite la peau jusqu'au sang.

J'embrasse le ciel laiteux, la tendresse des rives, l'aisance de l'oiseau en vol, les oscillations du petit canot jaune lesté d'un pêcheur. Union de l'ample et de l'intime. Japon miniature en terre russe, je te salue dans l'aube.

Écrire des livres en tous points conformes aux ambitions qui les avait rêvés : une vie - ma vie - n'y suffirait pas.

Solidarité mécanique et morose. Je me demandais si la survivance de ces us d'un autre âge, d'un autre ordre, n'était pas liée, du moins chez les plus de quarante ans, au besoin de repères, de points d'appui dans le temps, pour ne pas perdre pied.

Résister contre pour exister. Simone Weil me bouleverse, Simone de Beauvoir m'en impose, Colette Peignot me trouble, Lou Andreas-Salomé m'encourage à lâcher la peur. Que m'apprend "Ma vie" quand j'ouvre la mienne ? Que vivre est une chance offerte à chacun, une fois seulement, une occasion unique qu'il s'agit d'investir, avec audace, jusqu'à l'aveuglement s'il le faut.