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Critique de Gwalchmei


J'ai d'abord pensé au K de Buzatti (que je relis par hasard actuellement), retrouvé ici des similitudes avec le fameux recueil de nouvelles de l'écrivain italien. L'illusion déliquescente du pouvoir, celle du bonheur factice (façonné par la possession, la domination), l'inéluctabilité de la mort et, dans le même temps, l'épiphanie renouvelée de la vie qui nait, foisonne, magnifiée par l'éphémère, sublimée par la simple contemplation. Pour peu qu'on y prenne garde. Qu'on sorte des sentiers battus, afin de vagabonder, se perdre pourquoi pas, en chemin. Exister.

On comprend plus tard, que l'analogie est d'ordre oncologique (carcinologique). La métaphore est celle de la technologie prédatrice épuisant les ressources de la planète, son énergie…comme la nôtre du reste.

Aurélien Barrau nous enjoint à redescendre du piédestal sur lequel les croyances qui traversent nos sociétés « modernes » nous ont placés, érigeant des dogmes profondément ancrés dans nos esprits, bâtissant de monstrueuses forteresses de certitudes. Pétris d'orgueil et de vanité, nous nous acharnons à dresser une muraille étanche entre nous, homo sapiens, et le reste du vivant. Voilà qui est bien commode, mais si terriblement pauvre intellectuellement, émotionnellement ! Sur cet autel froid, nous pouvons légitimer tous nos actes, surtout les plus vils, sacraliser presque la destruction systématique du beau. Nous ! êtres transcendants qui avons apparemment hérité de la Terre comme d'un jouet que l'on accapare. On peut ajouter aussi notre propension à s'extraire de cette « Nature », dont on définit mal les contours, dont on a souvent peur, car, dans l'imaginaire collectif, elle est, par essence, chaotique, parfois terrifiante, échappant de fait à notre contrôle, notre volonté.

Est-il impensable d'envisager de cesser (un peu) cette course effrénée, absurde ? Peut-on encore se convaincre, tels de fanatiques sectateurs, que l'on pourra exploiter jusqu'à l'os des ressources qu'on se représente inépuisables ? Est-il si aberrant, utopique, imbécile, d'oser freiner, s'arrêter par moment, contempler les vagues grises, un coin de jardin où s'active une colonie de fourmis, avant que la mort ne nous cueille et que dans un dernier spasme, on soit submergé par le regret ?

J'ai un profond respect et une admiration sincère pour l'érudition d'Aurélien Barrau, son aisance à l'oral comme à l'écrit, sa capacité d'abstraction, de conceptualisation, la construction élégante de sa pensée, de son raisonnement.

Qui suis-je au fond pour sanctionner d'une note désincarnée un poète sur un site comme celui-ci ? Cela n'a aucun sens. Alors je prends le parti d'évaluer mon seul ressenti émotionnel à la lecture de cet ouvrage.

L'heure n'est plus au constat. L'effondrement sans précédent et vertigineux du vivant, le dépassement de toutes les limites définissant l'habitabilité de la planète, on y est.

D'autres le font aussi, insistant sur la nécessité d'une vision systémique du phénomène et non d'en extraire quelques composantes symptomatiques (la part du réchauffement climatique liée aux gaz à effets de serre par exemple). Souvent, ce sont (et c'est effrayant) les plus « simples » (et les plus « consensuels ») de nos problèmes que l'on met en avant (occultant le reste), car, pour ceux-là, des « solutions technologiques » sont potentiellement envisageables. En gros, concevoir « l'obstacle » (pour ne pas dire le « péril »), que du point de vue de l'ingénierie, de la technique. Donella H. Meadows l'évoquait déjà au siècle dernier dans « Pour une pensée systémique ». Arthur Keller, dans ses conférences poursuit brillamment ce travail et expose avec beaucoup de clarté le contexte actuel ainsi que la vision biaisée que l'on peut en avoir. Je conseille aussi « Ralentir ou périr » de Timothée Parrique, essai d'économie admirable et implacable. Lui parle de « post-croissance » pour ne pas commettre le crime de lèse-majesté d'employer le terme honni de « décroissance ». Prospérer, sans croissance, être heureux sans 6G ? Bon sang c'est si dur à imaginer ?

Mais cette nécessité vitale, ontologique (presque) à au moins « freiner » n'est pas rentrée dans les moeurs. L'illusion, l'endoctrinement, la chimère du Dieu « progrès », de l'émancipation par la technologie et la possession matérielle ont la vie dure. La vision néo-colonialiste du monde transparait en fond, comme une vieille lune, où tous ceux qui n'avancent pas au même rythme, refusant « la marche vertueuse du progrès » sont déconsidérés, raillés, conspués ou caricaturés.

Amish, âge des cavernes… .

Comme les conquistadors d'antan, voilà que les libéraux vénérant le « marché » viennent prêcher la bonne parole, prêtres missionnaires évangélisateurs d'un modèle productiviste inepte, dépassé, triste, prédateur jusqu'à la destruction. La loi du plus fort, le règne de l'individualisme, la concentration insensée des richesses par une poignée, et par-dessus tout, le « tour de force », faire accepter cela à tous les autres.

Ma seule nuance dans cette « Hypothèse K » tient dans la définition même du mot « Science » puisque qu'Aurélien Barrau exprime souvent l'idée qu'on nous vole les mots, qu'on les vide à dessein de leur substance et de leur sens pour mieux s'en servir dans des logorrhées serviles et mièvres.

J'ai eu du mal à associer des qualificatifs de « prosaïque » et de « poétique » à la Science comme l'envisage l'auteur même si je crois deviner le sens de son propos, l'urgence de son propos ! Cette notion de « trahison » salvatrice, je l'appréhende sans en mesurer les conséquences. La faute sans doute, à mes capacités limitées à voir aussi loin que lui, à concevoir ce nouveau paradigme dont il dessine les contours, mais qui reste encore nébuleux pour moi.

Je continue (à tort surement) d'attribuer à la Science une signification épistémologique. C'est, je crois, avant tout, un contrat tacite entre les chercheurs, les hommes, une méthode rationnelle d'explication de la nature avec les seules ressources de la nature. En tout cas c'est le postulat vertueux. L'objectif est la cohésion des sociétés par une construction du savoir collectif, auquel on peut adhérer, car réfutable, en mouvement et non dogmatique. J'aime bien une phrase de Patrick Tort qui résume cela de manière un peu provocante en disant que « La religion c'est la vérité révélée, la science c'est la vérité démontrée ».

À écouter aussi, ou lire, Guillaume Lecointre qui expose clairement les « piliers » fondateurs de la Science : scepticisme initial ; réalisme ; rationalité (logique et parcimonie) et matérialisme méthodologique. Ce sont les règles du jeu qui permettent d'avoir « confiance » (au sens où l'entend Gérald Bronner par exemple, dans la « Démocratie des crédules »). Confiance mesurée, emprunte d'esprit critique, mais confiance quand même « l'essence de toute vie sociale est la confiance – Gérald Bronner ».

On laisse à la porte de l'édifice où l'on bâtit les savoirs ses certitudes, la métaphysique, tout comme l'intentionnalité. Bien entendu on pourrait me rétorquer « constructivisme des faits », « relativisme social, historique ou conceptuel », mais la Science est un pari sur le long terme. Ne restera plus rien, tôt ou tard, du messager qui a proféré telle ou telle théorie, loi, mais bien uniquement le message si celui-ci n'est pas réfuté par la démonstration. Les principes de la thermodynamique par exemple sont consubstantiels d'une époque d'industrialisation naissante, de la surrection des « machines ». Mais pour autant, on a oublié la plupart de ses fondateurs alors que les formules s'appliquent encore.

Il y a la donc d'un côté la « Science » (inévitablement amorale) et de l'autre, « les usages de la science ». Bâtir une centrale nucléaire ou fabriquer des bombes atomiques est un choix, qui ne dépend plus des mécanismes intrinsèques d'élaboration collective des savoirs, de l'universalisme de la construction des connaissances, mais, s'inscrit dans une strate différente de la société, que l'on peut assimiler à la sphère citoyenne, politique, philosophique et par essence, cette fois, morale. Peut-on reprocher à Ernest Rutherford, par exemple, ses travaux sur la physique nucléaire (lui qui en est un des pionniers), les conséquences de ses recherches (auxquelles il ne conférait d'ailleurs que peu de perspectives ou d'application réelles) et par capillarité, le rendre responsable d'Hiroshima ?

Je comprends bien qu'on pourrait, bien en amont, nuancer sur le cap, les attendus de la Science, mais n'est-ce pas déjà rompre avec ce contrat tacite et universaliste qui rendent les contenus partageables et objectifs ? N'est pas là déjà, orienter le débat par conviction et se risquer sur des chemins inconnus ? Mais peut-être aussi que l'urgence de la situation nous contraint à arbitrer rapidement ce choix cornélien.

Redéfinir la Science, comme le souhaite Aurélien Barrau, en se référant à l'un des premiers récits scientifiques, de Rerum natura et sa composition poétique (en hexamètres dactyliques), je me sens un peu perdu, perplexe face à cette idée.

Mon propos est déjà trop long, je m'en excuse. Ce que je retiens de ce livre, c'est la position sans concession d'Aurélien Barrau, sa révolte (que n'aurait pas renié Jean Genet qu'il admire, je crois), quitte à choquer ou risquer d'être déconsidéré, lui qui pourrait se satisfaire de sa notoriété, de son statut et de son parcours.

Peut-être oui, se tourner vers la poésie, la contemplation à l'heure ou un premier ministre, aux allures improbables d'homoncule grotesque, esprit sclérosé, réactionnaire, d'un autre siècle, engoncé dans une carapace juvénile, assène, lors d'un discours de politique générale insane, des coups de canon qui montrent que l'espoir d'un changement profond de mentalité s'envole chaque jour un peu plus. Les mots, froidement martelés : « production », « progrès », « réarmement », « consommation » sont autant de clous sur le cercueil de notre humanité.

Je regarde le monde qui m'entoure, m'étonne du peu de considération devant le constat effroyable de l'éradication systématique de la vie. « Silence dans les champs », « Nature silencieuse », business as usual, cocon technologique. Circulez, il n'y a (plus) rien à voir ni à entendre ! Et, face à cela, on rencontre beaucoup de mépris, de suffisance, de sophismes faciles qui catégorisent, ostracisent, disqualifient. le dogmatisme du libéralisme économique, des logiques illogiques du « marché » auront remporté la bataille politique et des esprits. Voilà rendus milliardaires des vendeurs de sacs à main ou des personnages vulgaires, boursoufflés d'arrogance, pensant désormais pouvoir conquérir l'espace, bafouant les cieux, poussés par une grotesque mégalomanie, dépensant des fortunes afin de planter un insignifiant drapeau sur une planète morte. Et après ?
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