Sur la route et en cuisine avec mes héros

Que va devenir ma vie? Presque tous les jours désormais, à un moment ou à un autre, je me pose cette question. Vivre sans la sécurité, ou ce qu'on perçoit comme étant la sécurité de l'amour, revient peut-être à essayer de dormir dans le froid sans couverture. On peut trouver le sommeil, mais on est sûr de se réveiller et de s'apercevoir qu'on a froid.

Aucune route directe ne relie les deux royaumes. C'est un signe de vigueur, selon moi, que dans ces vallées isolées la nature soit libre d'imposer ses changements à la manière et au rythme qui lui conviennent. Incendies, blizzards, inondations et les quatre saisons, encore et encore.

La muraille d'une haute montagne, aussi tranchante et mince qu'une machette, sépare la vallée en forme de bol vert et touffu de Denis et la mienne. Les ours traversent cette montagne dans les deux sens, tout comme les orignaux, même l'énigmatique et très rare caribou forestier, qui ressemble au renne du père Noël dans un conte pour enfants.

Nous continuons d'observer le parc, les allées et venues de tous ces gens, et je suis frappé par une ancienne vérité : peu importe la clarté ressentie à un instant donné, personne ne peut prévoir ce qui va se passer, ne serait-ce que dans cinq minutes. C'est peut-être ce qui nous pousse à écrire : essayer de passer derrière le rideau. J'aime peut-être la vallée du Yaak et ses denses forêts brumeuses pour cette raison précise.

Je suis frappé par une sensation de bien-être, de pleine forme, l'impression irréfutable mais momentanée de la santé que, comme d'autres conditions essentielles de notre bonheur, nous prenons souvent pour une chose allant de soi.

Un soir, il y a longtemps, ce crâne s'offrit à lui pendant qu'il marchait sur le rivage. Il le vit de loin, et à cause de cette distance il évoqua sans doute, non pas une baleine, mais une grande embarcation, l'épave de quelque immense barque à rames vieille de plusieurs décennies. Ce crâne était posé à l'envers, lourd jardin de sable mouillé, tassé et compacté dans les cavités où un cerveau magnifique avait jadis transporté sur des milliers de kilomètres toutes sortes de pensées et d'observations inconnues, et sûrement des émotions très puissantes, voyageant presque toujours sous la surface, où les sauris et les sanderlings tournoyaient et tourbillonnaient.

Elle est parfaite -- l'une des meilleures soupes d'hiver que j'ai jamais savourées, si je puis le dire --, et il me vient à l'esprit qu'ici, en ce premier jour du printemps, nous sommes vraiment au point d'équilibre entre toutes choses -- tout près de l'instant exact défini par les scientifiques, où l'inclinaison, l'orientation et la trajectoire des astres sont telles que nous pouvons affirmer avec précision que l'hiver est derrière nous et que le printemps est arrivé.

Quel effet cela fait-il de recevoir la visite de deux personnes plus jeunes que soi, tels des oiseaux qui d'une année sur l'autre se rassemblent autour de la mangeoire?

La miséricorde ou la grâce -- le don immérité d'une faveur -- demeure l'un des grands mystères de nos vies. Qui a cette chance, quand et pourquoi? "Pourquoi moi?" pourrait et sans doute devrait demander n'importe lequel d'entre nous, tous les jours, sur le ton de la plus vive reconnaissance.

Je n'ai pas signalé que j'avais un vrai boulot à l'époque, un emploi de géologue pétrolier : j'étais cadre, avec un bureau, un téléphone et toutes ces bêtises.