Dans ce sas situé au bord de la plage entre hôpital et la vraie vie, on peut rever qu'une bonne fée va transformer tous les fauteuils roulants en chars à voile. Tu fais un pendu demande Théophile et je lui repondrais volontiers qu'il me suffisait déjà de faire le paralyse, si mon système de communication n'interdisait les repliques à l'emporte-piece
Mais le trait le plus fin s'émousse et tombe à plat quand il faut plusieurs minutes pour l'ajuster
La vie est comme un livre. Chaque battement de paupières est une page tournée et chaque nuit passée est un chapitre terminé.
Loin de ces raffuts, dans le silence reconquis je peux écouter les papillons qui volent à travers ma tête.
A son éternelle question: "Voyez-vous double?", je n'aurais plus le plaisir solitaire et innocent de m'entendre lui répondre, en mon for intérieur: "Oui, je vois deux cons au lieu d'un."
Pour être franc, j'avais oublié Mithra-Grandchamp. Le souvenir de cette histoire vient juste de me revenir en mémoire, y laissant une trace doublement douloureuse. La nostalgie d'un passé révolu et surtout le remords des occasions manquées. Mithra-Grandchamp, ce sont les femmes qu'on n'a pas su aimer, les chances qu'on n'a pas voulu saisir, les instants de bonheur qu'on a laissés s'envoler. Aujourd'hui il me semble que toute mon existence n'aura été qu'un enchaînement de ces menus ratages. Une course dont on connaît le résultat mais où on est incapable de toucher le gagnant. A propos, nous nous en sommes tirés en remboursant toutes les mises.
Quitte à baver, autant le faire dans du cachemire.
Vous êtes bon pour le fauteuil a commenté l'ergotherapeute avec un sourire qui voulait donner un caractère de bonnes nouvelles à ses paroles alors qu'elles sonnaient a mes oreilles comme un verdict. D'un seul coup, j'entrevoyais l'effarante réalité.
Dans un reflet de la vitre est apparu le visage d'un homme qui semblait avoir séjourné dans un tonneau de dioxine. La bouche était tordue, le nez accidenté, les cheveux en bataille, le regard plein d'effroi. Un oeil était cousu et l'autre s'écarquillait comme l'oeil de Caïn. Pendant une minute j'ai fixé cette pupille dilatée sans comprendre que c'était tout simplement moi.
Une étrange euphorie m'a alors envahi. Non seulement j'étais exilé, paralysé, muet, à moitié sourd, privé de tous les plaisirs et réduit à une existence de méduse, mais en plus j'étais affreux à voir.
Je m'éloigne. Lentement mais sûrement. Tout comme le marin dans une traversée voit disparaître la côte d'où il s'est lancé. Je sens mon passé qui s'estompe. Mon ancienne vie brûle encore en moi mais se réduit de plus en plus aux cendres du souvenir.