Citations sur Le Scaphandre et Le Papillon (67)
En fin de compte le choc du fauteuil a été salutaire. Les choses sont devenues plus claires. Je n'ai plus tiré de plan sur la comète et j'ai pu libérer de leur silence les amis qui dressaient un affectueux barrage autour de moi depuis mon accident.
Pour Théophile et Céleste en leur souhaitant beaucoup de papillons.
Dans un reflet de la vitrine est apparu le visage d'un homme qui semblait avoir séjourné dans un tonneau de dioxine. La bouche était tordue, le nez accidenté, les cheveux en bataille, le regard plein d'effroi. Un œil était cousu et l'autre s'écarquillait comme l’œil de Caïn. Pendant une minute, j'ai fixé cette pupille dilatée sans comprendre que c'était tout simplement moi.
Une étrange euphorie m'a alors envahi. Non seulement j'étais exilé, paralysé, muet, à moitié sourd, privé de tous les plaisirs et réduit à une existence de méduse, mais en plus j'étais affreux à voir.
Je profite de Sandrine pour avoir quelques proches en ligne et saisir au vol des bribes de vie, comme on attrape un papillon. Ma fille Céleste raconte ses cavalcades à dos de poney. Dans cinq mois, on va fêter ses neuf ans. Mon père explique ses difficultés à tenir sur ses jambes. Il traverse vaillamment sa quatre-vingt-treizième année. Ce sont les deux maillons extrêmes de la chaîne d'amour qui m'entoure et me protège. Je me demande souvent quel effet ont ces dialogues à sens unique sur mes interlocuteurs. Moi, ils me bouleversent.
E S A R I N T U L O M D P C F B V H G J Q Z Y X K W
L'apparent désordre de ce joyeux défilé n'est pas le fruit du hasard mais de savants calculs. Plutôt qu'un alphabet, c'est un hit-parade où chaque lettre est classée en fonction de sa fréquence dans la langue française. Ainsi, le E caracole en tête et le W s'accroche pour ne pas être lâché par le peloton. Le B boude d'avoir été relégué près du V avec lequel on le confond sans cesse. L'orgueilleux J s'étonne d'être situé si loin, lui qui débute tant de phrases. Vexé de s'être fait souffler une place par le H, le gros G fait la gueule et, toujours à tu et à toi, le T et le U savourent le plaisir de ne pas avoir été séparés.
Dans mon rêve j'aimerais bien m'enfuir mais, dès que j'en ai l'opportunité, une indicible torpeur m'interdit de faire un seul pas. Je suis statufié, momifié, vitrifié. Si une porte me sépare de la liberté, je n'ai pas la force de l'ouvrir.
A une extrémité du tableau, il y a une vingtaine de comas permanents, pauvres diables plongés dans la nuit sans fin, aux portes de la mort. Ils ne quittent jamais leur chambre. Chacun sait pourtant qu'ils sont là et qu'ils pèsent d'un curieux poids sur la collectivité, comme une mauvaise conscience.
La tête sur le billot, ils n'ajouteront pas d'eux-même le "gnon" du "champi", le "mique" qui suit "ato" et le "nable" sans lequel il n'y a pas "d'intermi" ni "d'insoute".
L’orthophonie est un art qui mérite d’être connu. Vous n’imaginez pas la gymnastique effectué machinalement par votre langue pour produire tous les sons du français. Pour l’instant je bute sur le « L », piteux rédacteur en chef qui ne sait plus articulé le nom de son propre journal. Les jours fastes, entre deux quintes de toux, je trouve le souffle et l’énergie pour sonoriser quelques phonèmes. Pour mon anniversaire, Sandrine a réussi à me faire prononcer l’alphabet de façon intelligible. On ne pouvait me faire de plus beau cadeau. J’ai entendu les vingt-six lettres arrachées au néant par une voix rauque venue du fond des âges. Cet exténuant exercice m’a donné l’impression d’être un homme des cavernes en train de découvrir le langage. Le téléphone interrompt parfois nos travaux. Je profite de Sandrine pour avoir quelques proches en ligne et saisir au vol des bribes de vie, comme on attrape un papillon. Ma fille Céleste raconte ses cavalcades à dos de poney. Dans cinq mois, on va fêter ses neuf ans. Mon père explique ses difficultés à tenir sur ses jambes. Il traverse vaillamment sa quatre-vingt-treizième année. Ce sont les deux maillons extrêmes de la chaîne d’amour qui m’entoure et ne protège. Je me demande souvent quels effets ont ce dialogue à sens unique sur mes interlocuteurs. Moi, ils me bouleversent. A ces tendres appels, comme j’aimerais ne pas opposer mon seul silence. Certains le trouvent d’ailleurs insupportable. La douce Florence ne me parle pas si je n’ai au préalable respiré bruyamment dans le combiné que Sandrine colle à mon oreille « Jean-Do, êtes-vous là ? » s’inquiète Florence au bout du fil.
Je dois dire que par moments je ne sais plus très bien.
Vous n'imaginez pas la gymnastique effectuée machinalement par votre langue pour produire tous les sons du français. Pour l'instant je bute sur le « l », piteux rédacteur en chef qui ne sait plus articuler le nom de son propre journal.