Citations sur L'Enfant rieur, tome 1 (26)
En fouillant ma mémoire, je trouve beaucoup d'autres traits de ce genre, qui me révèlent que mon père était un élève zélé mais qui riait sous cape de ce que lui apprenaient ses professeurs de littérature française ou antique.Cela révèle chez lui un être beaucoup plus complexe que celui auquel je suis habitué. C'est incontestablement quelqu'un qui défend le devoir civique, le devoir familial et le respect de l'Église, mais cet homme de devoir cache sous cette première couche un homme de la dérision qui aime se moquer de ce que notre société a connu de plus rigide : un collège de jésuites.
( p.87)
L'Université
Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu répondre à mon désir de soigner, je devrais dire de me soigner en soignant les autres, quand je suis devenu psychanalyste. Mais à cette époque, dans mon milieu, tout ce qui touche de près ou de loin à la psychiatrie est objet de crainte et de méfiance, et si on doit y recourir, c'est dans le plus grand secret.
( p.157)
je crois pouvoir résumer ma jeunesse dans cette lutte constante pour sortir par la lecture du moule de la famille et du collège , et quand je dis ' lutte ' c'est bien le mot , car si mon père était relativement indifférent à ce que nous lisions , la plupart des abbés qui officiaient dans les églises et le collège où nous allions pensaient que les mauvaises lectures , les mauvais amis , l'oisiveté sont mères de tous les vices ;
j'ai toujours senti que ces contes du soir, alors que je ne savais pas encore lire, m'ont ouvert le monde imaginaire. J'ai beaucoup lu ensuite, beaucoup de livres m'ont donné à rêver, mais les histoires de papa étaient une réaction au monde dans lequel nous vivions, marqué par l'Occupation et une sorte de misère propre à la guerre. Ces histoires nous aidaient à voir la coloration des mois et des saisons et parfois à sentir, derrière la rude réalité qui nous tenaient prisonniers, une autre existence qu'on ne pouvait pas atteindre, mais qu'on devinait parfois, par quelques rayons. Je me dis souvent que si je suis devenu écrivain...c'est un peu à cause des histoires de papa qui ont agi sur moi de façon plus original que les livres, les peintures, les musiques que j'ai tant aimés.
Nous avons quitté Paris mais ce n'était pas facile pour mon oncle de cacher qu'il avait fait partie de la Commune.Il a trouvé un petit boulot, puis un autre, il m'a mis dans une école, puis dans une autre, puis encore dans une suivante. Victor Hugo disait qu'il fallait une amnistie et il commençait à y avoir des gens pour qui le mot de communard n'était pas une injure.Mais ce n'étaient pas eux qui dirigeaient les usines et les fermes."
Il ne comprend jamais rien, c’est vrai. Mais il sent que personne n’a compris ce qui a précédé, son rire joyeux avec le bel officier. Au lieu de continuer à rire, il a été forcé, dès sa petite enfance de vivre la haine. Il ne voulait pas ça. Il ne voulait pas ça.
En 1929, après des années de prospérité illusoire, l'Amérique a connu le grand krach qui s'est étendu à tout le monde occidental, transformant peu à peu la vie de chacun et créant un univers tout à fait différent dans lequel j'ai eu de plus en plus de mal à me reconnaître et à suivre mon chemin. Pourtant j'ai évolué comme les autres et en même temps je suis resté le même. Comment expliquer cela ? Je n'ai trouvé qu'une réponse, en forme de haïku : nous sommes natifs de nos ruines surgissantes.
C'est la lecture qui m'a permis de vivre pendant ces années obscures et d'en supporter l'ennui.
Bruxelles
(...) Dans une vieille revue, j'avais trouvé des gravures sur l'édification de la statue de la Liberté. On la voyait sortir d'une maison de Paris, dont on avait enlevé le toit.Elle n'émergeait qu'à hauteur de la taille,le reste allait s'élever encore. Oui,la Liberté d'Amérique coulée en bronze à Paris allait faire sauter toutes les toitures.
( p.75)
Comment pouvait-on vivre une vie aussi prosaïque que la nôtre alors que Shakespeare avait fait exister Macbeth et que Verlaine avait senti se changer son amour en haine, et tiré sur l'homme aux semelles du vent ?
( p.133)