Citations sur Temps du rêve (11)
Tout a changé de réalité depuis. Les années qui ont suivi cet amour m'ont fait devenir un grand lecteur et j'ai compris vite, trop vite peut-être, la vérité d'une parole de Tagore : "que le rêve est une réalité aussi importante que la vie."
Extrait de la préface de l'auteur
Maman entre sans bruit pour me border, elle s’éloigne sur la pointe des pieds.
Du fond de mon sommeil j'entends son pas qui résonne, décroît, comme les notes d'argent d'une musique très précieuse, très ancienne... Je suis un enfant.
Quelle peine en mon coeur. Je voudrais pleurer mais pourquoi ? J'aime Inngué, j'en ai honte, les autres ne sont pas comme cela et puis, pourquoi pleurer ?
Ah, que le ciel est creux, tout dilaté de soleil. Quelle peine s'agite ainsi obscurément en moi. Inngué, Inngué qui se suspendait rieuse à mon bras : "Billy, Billy, viens au trapèze, tu verras comme on va s'amuser." Sa voix câline, puis garçonnière, son rire d'azur fin, ses brusques bonds de cabri tout enivré de lumière.
Ah, cette lourde mélancolie des feuillages que ne remue aucun souffle, cette tiède nostalgie qui pourrit secrètement en moi, qui parfois s'allume, me tord de tristesse comme de douleurs soudaines.
Ô tourments, ô peine, et ce sombre étincellement du jour où ma douleur tournoie vient se heurter comme aux parois polies d'une prison d'acier.
Après l'incandescence, la fureur dévastatrice du jour, le crépuscule glisse infiniment calme. Le ciel est encore d'une eau très pure, translucide, un peu blonde Mais l'ombre rampe déjà sourdement dans les fourrés.
O molle chaleur -souffles légers parmi les branches -senteur des arbres et des prés soudain si profonde.
Heure accordée entre toutes à un certain alanguissement du coeur, torturante par touches légères, où la jeunesse, l'enfance même sent comme fondre sa force en une incompréhensible douceur...
Un pincement, une flamme chahutante me brûle au coeur.
Je voudrais aller jouer avec eux, jamais je n'oserais, je puis à peine bouger.
Je me sens chétif, malingre, très loin de cette troupe d'enfants robustes qui m'oublient, brusquement seul.
Quel vide. Voici le soir avec son goût de cendres et le parfum âcre des rosiers sauvages.
Je ne pourrais même rêver, je suis triste à mourir. Je m'absorbe vite dans un livre pour ne plus penser.
Je ne perçois bientôt plus que le tic-tac régulier de l'horloge du salon : les autres ne sont pas comme cela, pas comme moi, pas comme moi...
Petit malade, petit liseur, blotti dans un coin sombre, en marge de la vie.
Inngué part qui ne m'a rien dit ce matin, je suis seul, seul avec mon rêve. Mon rêve, la seule réalité qui me console. La seule réalité peut-être, car tout cela est-il vrai ; cette peine en mon coeur, ces sapins qui s'agitent, le bruissement frôleur de la rivière, ces compagnons brûlants, le déjeuner vers lequel on se hâte. Tout cela est-il vraiment vrai ?...Le temps passa.
Est-ce bien le mien ce coeur brûlant de son poids trop lourd, et inconnu ? Est-ce bien à moi que se révèle soudain le spectacle d'un monde nouveau tout coloré d'une absence ?
Il fait beau, la terre, le ciel, tout est revêtu d'une exultante splendeur, d'une plénitude triomphale. - La prairie trépide de crissements, semble vivante d'une reptation infinie, d'un frôlement innombrable.
L'air n'est qu'un vaste bourdonnement, ébloui, tout embaumé de la folle senteur des arbres et des regains en fleurs.
En passant le long de l'étang, nous sommes étreints par l'odeur profonde de la vase, qui met comme un mystère lourd dans l'air. Midi se révèle soudain pesant, implacable à travers la légèreté de mon âme du jour.
Le beau temps continuait, de toutes choses émanait une chaleur onduleuse, chaque souffle sur mes lèvres me paraissait comme chargé d'enveloppante tendresse, sonore d'une molle et voluptueuse incantation qui me remuait tout entier.
Je n'osais, je ne pouvais m'avouer que j'aimais Inngué.
Me préférait-elle, j'en étais sûr et pourtant me torturais délicieusement de doute. La vision de ce moment où, sous la tonnelle, elle mordait avec Marc à même une grosse brioche me devenait alors intolérable.
Ce gros rire gras que j'abominais, se mêlant aux perles d'argent liquide du sien, je n'en pouvais plus supporter le son.
Ne pouvoir tout le temps répéter son nom, ne pouvoir parler d'elle me mettait au supplice.
Je l'avais trop fait le premier soir. Le lendemain au dîner, tous se moquaient de moi, rappelant que j'étais resté avec elle, que je ne la quittais pas. Tante Nell appuya avec son large rire : "Inngué est maintenant ton grand béguin."
Je rougis violemment, parmi les rires. Rarement j'ai été aussi confus, aussi lourdement blessé. Et cependant, une joie secrète était en moi, de nous voir ainsi liés devant tous.
Mais que pouvaient-ils comprendre à mon coeur, et aux jeux de mon amie bondissante et secrète, avec leur cruelle curiosité d'enfants, leur lourde assurance de grandes personnes.
Ne pouvant plus parler d'Inngué, je vaguais dans le parc en pensant à elle. Le sable, avec la balançoire, le saule aux branches ployantes, le parfum des tilleuls, me la rappelaient étrangement.
Tout me semblait y crier son nom et moi-même je l'y murmurais sans crainte d'être entendu.
Je ne puis continuer longtemps à parler, à rire. La fatigue d'ailleurs pèse sur nous. Je traîne un peu en arrière. Je me sens soudain si différent de ce que j'étais, presque étranger à moi-même.
Est-ce bien le mien ce coeur brûlant de son poids trop lourd, et inconnu ? Est-ce bien à moi que se révèle soudain le spectacle d'un monde nouveau tout coloré d'une absence ?
Arrivé au tour de l'étang, je suis loin derrière tous les autres, mon coeur s'apaise au frais bruissement de la rivière. L'épais feuillage des marronniers tremble faiblement, laissant filtrer jusqu'au sol les jeux souples, l'obscure féerie de la dernière lumière et des ténèbres.
Il me semble que tout ce qui m'amusait jadis ne m'est plus d'aucun prix. Jje suis précipité dans le rêve et la solitude, d'un seul coup.