Ce qui est extraordinaire dans Martin Eden, et en fait l’une des autobiographies les plus invraisemblables de l’histoire du genre, est le moment du livre où l’auteur, si l’on peut dire, ne s’arrête pas. Car il est de tradition, quand on raconte sa vie, de se rejoindre peu à peu soi-même, à la fois psychologiquement – en essayant de se comprendre – et chronologiquement – en se dirigeant vers le point du temps où l’on se trouve quand on écrit.
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C’est donc en ce point que la jonction se fait et que la vie rejoint son récit. Mais – et là est l’extraordinaire – London, emporté par l’écriture, continue et entreprend de raconter la suite, c’est-à-dire sa suite. Ainsi toute la fin de Martin Eden n’est-elle pas le récit de ce qui s’est passé dans la vie de Jack London, mais de ce qui va s’y produire.
La littérature, dans le même temps, pressent et crée. Située en ce lieu intermédiaire de fragilité extrême du sujet où s'agitent toutes les forces contradictoires qui peuvent produire un événement, elle est mieux à même que d'autres activités de le décrire avant son arrivée puisque, tout à la fois, elle en éprouve l'hypothèse et en fabrique la possibilité.
Des textes peuvent parfois trouver leur inspiration la plus authentique dans les évènements qui leur succèdent.