Citations sur Zéropolis (14)
Je ne serais pas très loin de la vérité, me semble-t-il, si, à celui qui, d'aventure, me poserait la question de savoir ce que j'ai appris à Las Vegas, je répondais tout simplement : "rien". Par là, non seulement je voudrais dire que la ville ne ressemble elle-même à rien, pur chaos urbain, mais je signifierais aussi que je n'y ai rien vu que je n'aie déjà su.
Elle réussit ainsi à faire basculer toute la civilisation dans la bassine ludique où les formes différenciées de la culture et de la technique pulvérisées se mêlent en un liquide phosphorescent.
On dirait que la ville voudrait vivre une enfance perpétuelle. Mais de quelle enfance s'agit-il ? Celle de l'espièglerie et de l'apprentissage de la vie ? Celle de la rêverie personnelle et de la découverte de l'autre ? Assurément non. Avant toute chose, il s'agit de mettre en valeur uniquement ses caprices. Pour Tom Wolfe, cette "mégalomanie infantile" de Las Vegas se traduit précisément dans l'attitude de l'enfant qui "ne veut pas aller se coucher". La puérilité, plus que la jeunesse, affecte désormais tous les aspects de la vie courante. Le processus de régression semble quasi général.
Tout parieur a les jetons.
La carte postale a absorbé toute la réalité et l’a recrachée peu de temps après sous la forme d’un gruau d’icônes psychotropes : des sensations extrêmes mais obtenues par des moyens légaux, sûrs et inoffensifs.
On en joue, on en vit, et néanmoins il se tient en retrait, à jamais inaccessible. Deus absconditus. Par tous les moyens, les promoteurs essaient de le faire disparaître en tant que chose. De manière concertée, il s'agit pour eux de faire oublier au client la notion même d'argent. Il faut que la monnaie se dissipe, pour ne plus avoir à s'en soucier. Pour pouvoir la dépenser, on doit faire comme si elle n'avait plus de valeur. Dévaluée, elle se prête seulement à des jeux de signe : les faux jetons que l'on échange à l'entrée des casinos. Sans consistance tangible, elle pourra ainsi circuler de manière plus efficace, se déplacer avec aisance et fluidité. Effacer sa valeur symbolique pour mieux recueillir sa valeur marchande. Faire croire au joueur que l'argent ne compte pas, que là n'est pas l'essentiel, que l'important est avant tout de prendre du bon temps.
Pour tous les promoteurs de jeux et d'attractions de Las Vegas, il s'agit donc à présent de suivre une unique loi : proposer aux visiteurs et aux touristes des expériences. Il ne convient plus simplement d'assister à un spectacle, voire d'y participer, mais d'en faire l'expérience, de devenir soi-même in toto le spectacle, metteur en scène de son propre divertissement. Du moindre repas dans un restaurant à thème à une plongée dans un sous-marin atomique, en passant par la possibilité de jouer, pour un soir et pour cent dollars, un bout de rôle dans sa série télévisée favorite (en l'occurrence Star Treak, au dernier étage de la Stratosphere Tower), tout n'est qu'experiment, tout doit être prétexte à un évènement inoubliable. Considérant sans doute l'âme des clients comme une tabula rasa, les créateurs de Las Vegas ont décidé de la soumettre à une guerre totale faite d'impressions violentes et de surprises sans limite. Toutefois la Blitzkrieg du spectacle doit toujours rester fun.
Comme pour contrer inconsciemment sur son propre terrain le mouvement de contestation des années soixante, porteur d'une éthique de l'irréalité, la société américaine a recyclé ce désir d'un dérèglement absolu des sens mais elle lui a donné une valeur hygiénique et sociale : le divertissement.
Par ce terme étymologiquement incorrect de zéropolis, nous avons voulu délibérément marquer l'inanité des récurrents essais des urbanistes, sociologues et philosophes de vouloir définir, par un terme antiquisant, la ville contemporaine, baptisée tour à tour megalopolis, exopolis, metapolis, post-metropolis, peripolis, etc., mais aussi indiquer par là où se situe l'essence même de l'urbanité à venir qui s'élabore à Las Vegas : la nullité qui fait nombre.
Tel un morceau de comète encore incandescent qui vient de se fracasser au sol, Las Vegas brille au loin dans la nuit du désert Mojave. Avec ses milliers de lueurs multicolores et saccadées, elle illumine la voûte céleste qui, à comparaison, fait pâle figure. On pourrait croire qu'il s'agit là d'un Lunapark géant tombé de l'espace qui, jetant ses derniers feux vers le ciel, chercherait à rejoindre son lieu naturel. Mais cette vision n'est qu'un rêve et les premières vues sont trompeuses. La lumière vive qui nous aveugle à son approche ne provient pas des étoiles, elle sort tout simplement de la centrale nucléaire sise sur le Hoover dam qui, jour après jour, alimente la ville en millions de kilowattheures.