Sans laisser d'adresse

Venise, dans la nuit de samedi. Mon amour, mon tendre et fou et cher amour, J’ose enfin vous appeler ainsi dans mon cœur et dans ces lignes qui volent vers vous. C’est lundi dernier que vous avez quitté le bateau, sur ma demande, et cela me semble une éternité. Déjà la minute suivante, vous me manquiez. Toute la nuit, j’ai essayé de regarder jouer aux cartes cet homme qui est mon mari, et je ne voyais que vous. Au matin, je lui ai dit la vérité : il a été le premier à m’avoir demandée en mariage, et je l’ai épousé pour fuir ma famille. Que je puisse tomber amoureuse d’un autre homme (car je vous aime, Franklin) pendant mon voyage de noces, c’était le signe d’un bien mauvais mariage, que les années ne pourraient pas arranger. J’aurais été déloyale de ne pas le dire. Mon mari m’a rendu ma liberté avec une froideur un peu méprisante. Je la mérite certainement, mais, à vrai dire, je m’en soucie peu : c’est à vous, Franklin, que je pense à chaque seconde. Je suis remontée à Venise pour réfléchir.

Je suis mariée, Franklin… Je suis même ici en voyage de noces… Vous n’avez jamais vu mon mari parce qu’il joue toutes les nuits dans le petit salon. Le jeu, c’est sa passion.
Sa deuxième passion,après moi, bien sûr. À ce qu’il dit. Il dort tard le matin, et je lui tiens compagnie
dans la journée… Nous dînons dans la cabine. Il ne sort jamais, il a horreur du soleil. C’est un homme assez singulier… Mais c’est mon mari. C’est tout, Franklin… Je regrette…

Apparition est le mot juste. Elle est tout simplement divine, du moins aux yeux de Franklin. Mince et souple comme un
roseau du Nil, prête semble-t-il à ployer sous le moindre souffle de vent pour se redresser ensuite. Elle est vêtue de blanc, et c’est seulement ainsi que Franklin la verra : robe blanche, et, sur ses cheveux d’un roux très clair, une large capeline, blanche aussi, d’où s’échappe un foulard de
mousseline qui s’enroule autour de son cou.

Franklin est ébloui et, dès cette seconde, il a l’intime certitude que, toute sa vie, il ne pourra se passer de cette femme. Les premiers pas sont difficiles, timides, guindés.

L’amour, encore et toujours ! S’il en est un qui sache orner ou tourmenter nos vies de tours, de détours et de retours, c’est
bien lui. D’aucuns affirment qu’il ne meurt jamais. Il ne peut pas mourir.
Lorsqu’il a jailli entre deux personnes, il est là pour toujours. Il peut arriver que la vie nous le cache, nous le dissimule, parfois avec une diabolique habileté. Mais l’amour, même s’il est invisible à nos yeux, est encore là, qui attend, quelque part, de revenir. Il est comme gelé,comme
plongé en hibernation, mais un souffle chaud, un rayon de soleil… et il se remet à palpiter.

Werner a mené tous ses combats avec, sur son cœur, la lettre de Juliette et il est persuadé que c’est elle qui l’a préservé du pire. Il revient avec la ferme intention de renouveler sa demande en mariage : si les nations ne sont plus ennemies, l’honneur ne s’oppose plus à l’amour.

Nous parlons, bien entendu, des disparitions véritables. Si quelqu’un disparaît pour la simple raison qu’il est mort, il s’agit d’un décès après lequel on n’a pas retrouvé le corps. Vous l’avez bien compris : les disparitions qui nous intéressent surtout sont celles qui peuvent être suivies d’une “réapparition” du personnage.

C’est un fin causeur, qui peut parler pendant des heures sans
paraître pédant. Il fait sa cour à Juliette, bien sûr, mais il a toujours des histoires folles et drôles pour la petite sœur Céline. Il séduit aussi Alice, la maman, en sachant lui donner l’impression qu’elle est spirituelle. C’est
nouveau pour elle, à qui l’on a toujours appris à se taire devant l’Homme, seigneur et maître.

 Ah ! Paris, mademoiselle ! Vous
rendez-vous compte de la chance que nous avons de vivre ici ? C’est… comment dit-on ?… Oui : le phare de l’Humanité, n’est-ce pas ? Cette ville, c’est ma passion… Et il me sera dorénavant encore plus impossible de penser vivre ailleurs !

L’Amour majuscule, le grand, le vrai, l’irrésistible. Quand il vous tient, celui-là, il peut arriver à peu près n’importe quoi, jusques et y compris se dépasser, trouver en soi des ressources inconnues et atteindre, nous allons le voir, des sommets.
Des sommets sublimes ? Des sommets d’absurdité ?
À vous de juger…

Certaines réapparitions se font dans le secret et la discrétion. Certaines arrivent impromptu et des spectres du passé reviennent
nous hanter et mettre le désordre dans une vie que l’on croyait bien organisée.
Ces revenants-là, on s’en passerait bien…
Et parfois, c’est exactement l’inverse : les absents se font un peu tirer l’oreille et l’on doit se donner un mal de chien pour les faire resurgir !