Le mari de la harpiste

Souvent, évoquer une personne que l'on aime est la version timbre-poste de se tenir à côté d'elle.

(Jérôme Attal, Les Jonquilles de Green Park)

Plus tard dans l'après-midi, en roulant en direction du sud sous une pluie battante, je songeai qu'à vivre avec les gens on épouse forcément leurs passions, et je me remontai le moral en me disant que j'aurais pu tomber amoureux d'une avaleuse de sabres ou d'une championne de chute libre.

Et moi, répondit-elle, avais je déjà vue cette scène d'anthologie dans laquelle Harpo débutait un concert de piano ? Il en jouait comme un bûcheron sous acide et finissait par désosser l'instrument, le réduisant en petit bois duquel il exhumait la table d'harmonie pour la dresser à la verticale et finir son récital en s'en servant comme d'une harpe. On savait rire en 1937. Elle ajouta, espiègle, qu'on appelait justement "harpe", le jeu de cordes et de marteaux installé sur un cadre horizontal à l'intérieur de la caisse d'un piano, ce qui me fit la soupçonner de ne voir en un Steinway qu'un flycase hors de prix.

J'étais certain que si j'avais pu la voir caresser sa harpe, l'étreindre à mains nues ou munie d'accessoires, la faire vibrer, feuler, grogner, et l'étouffer, la retenir, avant de la lâcher à nouveau, eau vive et fontaine tout à la fois, ces deux heures et demie de concert auraient duré trente secondes.

En l'entendant me décrire ce dispositif avec un tel enthousiasme je m'étais demandé si la musique de Sokowa n'avait pas un effet dopant sur ses interprètes, un peu comme le vin rouge qu'on distribuait aux fantassins pour leur faire supporter l'horreur des tranchées.

Puis elle se faufila sur moi, épousant mon corps de sa chaleur, suscitant aussitôt un désir intense. De ce point de vue là, mon fonctionnement est aussi rudimentaire qu'une corde de harpe, il suffit qu'on me gratte pour que je me tende et émette un son.

La grande harpe nous dominait d'une tête et ses cordes émirent un bruissement à notre approche, comme les branches d'un chêne dans une clairière. Une résonance sourde et amicale qui incitait au respect.

Garance excellait dans le largage de perfidie à haute altitude. Au début, on ne voit rien. Puis on repère une petite tache dans le ciel et, lorsque le parachute se déploie, on s'aperçoit que c'est volumineux, mais ce n'est qu'au moment où le colis se pose dans son jardin qu'on comprend qu'il s'agit d'une tonne de fumier.

La perspective de la côtoyer sept journées et sept nuits d'affilée, m'encouragea à surmonter mon absence d'entrain pour les sports d'hiver. J'y ai tout le temps froid. Les chaussures de ski me blessent. Mes lunettes s'embuent constamment. Après trois descentes, mes orteils sont congelés.

Après des mois de probation, j'ai fini par acquérir le droit de manipuler la harpe et de pousser le fameux chariot, mais au prix de tant d'escarmouches, de remises en question, lors d'un passage d'angle aigu ou d'une descente d'escalier, qu'il m'est arrivé plus d'une fois de regretter que Charlie ne joue pas du triangle.