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Critique de CercleJeanMermoz


Dans la présentation de cette merveilleuse petite collection d'ouvrages Ars Longa Vita Brevis, l'éditeur R&N indique que les textes éditées dans celle-ci « veulent aller à l'essentiel, servir d'introduction à un thème, à l'oeuvre d'un auteur ou bien encore de fulgurance. » L'ouvrage de Nicolas Bediaeff, L'homme et la technique, s'inscrit pleinement dans cette lignée des courts écrits prophétiques où c'est bien à l'aune de la « fulgurance » que chaque phrase nous apparaît désormais, plus de 80 ans après sa publication originale en 1934. Alliant le talent d'un visionnaire et l'intelligence d'un observateur finement aiguisé, Berdiaeff a perçu avec une extraordinaire acuité l'essentiel des conséquences que le « machinisme » sauvage allait produire.

Berdiaeff est un existentialiste chrétien qui combine en lui-même l'héritage de Kierkegaard et l'intempestivité radicale de Dostoïevski — ce qui le rapproche de fait, comme le suggère Edouard Schaelchli dans sa formidable préface, de « [Charles] Péguy, malgré les traits qui, en lui, font penser à Joseph de Maistre ». Si l'écriture de Berdiaeff, se rapprocherait du premier par son admirable pureté, c'est pourtant bien sur l'oeuvre magistrale du second qu'elle épinglerait sa métaphysique chrétienne. Emplie du regard plein d'espérance que les orthodoxes portent envers l'iconostase — cette porte incarnant symboliquement la frontière du monde divin qui, en imprégnant de milles icônes son mur sacré, rappelle aux hommes ce besoin de communion — Berdiaeff ne propose rien de moins que de conjurer l'apocalypse fatale que le machinisme nous promet, en unifiant les chrétiens autour d'une commune volonté d'exhausser « l'âme humaine au-dessus de toutes les forces sociales et cosmiques qui devront lui-être assujetties ». Ainsi, en ouverture de son ouvrage, Berdiaeff dresse une typologie des différents rapports que les chrétiens russes ont eu avec la Technique : une immense majorité considère encore celle-ci comme l'appendice de l'homme — règne de l'outil fabriqué — elle est avant tout la stricte « affaire des ingénieurs ». La seconde appréhension chrétienne de la technique voit en elle « le triomphe de l'Antéchrist, la Bête monter de l'abîme ». D'un côté l'ignorance du problème, de l'autre la crainte démesurée — dans les deux cas, une préclusion paresseuse qui ignore tout à fait la singularité de la technique moderne. Si Berdiaeff voit dans la seconde option, teintée certes d'un « abus de l'Apocalypse [qui est] plus particulier à l'orthodoxie russe », elle conserve en elle ce principe de la tribulation qui, par sa nature symbolique même, est tout à la fois rempart et promontoire duquel les hommes doivent se hisser pour conjurer le désastre de la civilisation des machines. Berdiaeff se propose à travers cet opuscule, d'explorer à rebours des fantasmes démesurés et du dédain ambiant, cette « monstrueuse perversion, [au sein de laquelle l'homme] devient à nouveau esclave de ce qu'il élabore, esclave de cette machine que la société est devenue et laquelle lui-même dégénère insensiblement ».



D'une lucidité confondante, Berdiaeff démontre avec une clairvoyance remarquable que le propre de l'époque moderne réside dans une transmutation du sens de la Technique — qu'il définie comme « la façon d'obtenir un résultat au prix du moindre effort » — qui serait réévaluée par une transposition du domaine de la Finalité dans le coeur même des machines. Dépourvues jusque dans leur trognon infertile de toute téléologie autre que fonctionnelle, l'ordre des machines est celui de la production, de la construction, mais en aucun cas celui de l'édification : « par sa nature même l'outil technique est hétérogène tant à celui qui s'en sert qu'à ce à quoi il sert : il est hétérogène à l'homme, à l'esprit et au sens ». le propre de la civilisation moderne réside pour Berdiaeff dans cette distinction de plus en plus floue qui s'installerait non pas entre les machines et les hommes, mais entre le fonctionnement des machines et celui des hommes. Par une ruse diabolique, la machine instiguerait subrepticement dans l'esprit des hommes que c'est bien à l'incandescente sécheresse de son efficacité que l'homme doit désormais chauffer son esprit moribond. La machine, incapable de dominer spirituellement les hommes, aurait ironiquement centré sa stratégie fatale sur la matérialisation effective et matérielle des miracles jusqu'alors seulement espérés par l'homme — les hommes en serait comme fascinés et, partant de là, commenceraient non pas à cultiver leur propre singularité mais à mimer l'efficacité prodigieuse des machines. Berdiaeff en dénote les premiers symptômes dès la première page de son livre : « la seule foi que l'homme de la civilisation moderne conserve est celle dont il entoure la technique, sa puissance et son progrès infini […] La technique représente le dernier amour de l'homme qui est tout prête, sous l'influence de cet amour, à modifier sa propre image » Une froide guerre intérieure s'installe, entre des machines décapitées de toute symbolique mais diaboliquement performantes et des hommes irrémédiablement empâtés. Ayant échangé leurs anciennes foi humanistes et chrétiennes contre une once métallique d'espérance, l'homme en serait fatalement venu à placer dans la Technique sa dernière chambre des miracles. Cette permutation qui intervertirait une foi gratuite, religieuse et métaphysique, avec une foi commerçante et matérielle qui aurait pour assise première la Technique et ses « miracles » n'est pas innocente. Car la technique, loin d'être uniquement une matérialisation du songes des hommes, selon l'expression d'Hannah Arendt, est avant tout, comme le dira Heidegger « une certaine manière que l'homme a de se tenir dans le monde, de se rapporter à tout ce qui l'entoure, de se représenter le réel, de considérer les choses, de les dévoiler »[1].

La suite de la critique ici : https://lavieencube.com/2022/01/18/autopsie-desastre-technique-berdiaeff/
Lien : https://lavieencube.com/2022..
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