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Critique de karmax211


"-Qu'est-ce qu'être juif ?
Peut-être que la réponse était contenue dans la question :
-se demander qu'est-ce qu'être juif ?
Après avoir lu le livre que Georges m'avait donné, - Enfants de survivants – de Nathalie Zajde, j'ai découvert tout ce que j'aurais pu dire à Déborah lors du dîner de Pessah.
Les réponses arrivaient seulement avec quelques semaines de retard. Déborah, je ne sais pas ce que veut dire "être vraiment juif" ou "ne pas l'être vraiment". Je peux simplement t'apprendre que je suis une enfant de survivant. C'est-à-dire quelqu'un qui ne connaît pas les gestes du Seder mais dont la famille est morte dans les chambres à gaz. Quelqu'un qui fait les mêmes cauchemars que sa mère et cherche sa place parmi les vivants. Quelqu'un dont le corps est la tombe de ceux qui n'ont pu trouver leur sépulture. Déborah, tu affirmes que je suis juive quand ça m'arrange. Lorsque ma fille est née, que je l'ai prise dans mes bras à la maternité, tu sais à quoi j'ai pensé ? La première image qui m'a traversée ? L'image des mères qui allaitaient quand on les a envoyées dans les chambres à gaz. Alors voilà, cela "m'arrangerait" de ne pas penser à Auschwitz, tous les jours. Cela m'arrangerait de ne pas avoir peur de l'administration, peur du gaz, peur de perdre mes papiers, peur des endroits clos, peur de la morsure des chiens, peur de passer des frontières, peur de prendre des avions, peur des foules et de l'exaltation de la virilité, peur des hommes lorsqu'ils sont en bande, peur qu'on me prenne mes enfants, peur des gens qui obéissent, peur de l'uniforme, peur d'arriver en retard, peur de me faire attraper par la police, peur quand je dois refaire mes papiers... peur de dire que je suis juive. Et cela tout le temps. Pas quand ça m'arrange. J'ai, inscrit dans mes cellules, le souvenir d'une expérience de danger si violente, qu'il me semble parfois l'avoir vraiment vécue ou devoir la revivre. La mort me semble toujours imminente. J'ai le sentiment d'être une proie. Je cherche dans les livres d'Histoire celle qu'on ne m'a pas racontée. Je veux lire encore et toujours. Ma soif de connaissance n'est jamais étanchée. Je me sens parfois une étrangère. Je vois des obstacles là où d'autres n'en voient pas. Je n'arrive pas à faire coïncider l'idée de ma famille avec cette référence mythologique qu'est le génocide. Et cette difficulté me constitue tout entière. Cette chose me définit. Pendant presque quarante ans, j'ai cherché à tracer un dessin qui puisse me ressembler, sans y parvenir. Mais aujourd'hui je peux relier tous les points entre eux, pour voir apparaître, parmi la constellation des fragments éparpillés sur la page, une silhouette dans laquelle je me reconnais enfin : je suis fille et petite-fille de survivants."

FRISSONS !

Ces mots bouleversants, qui m'ont bouleversé, c'est la réponse "après coup" qu'Anne Berest fait à Déborah, une amie de son fiancé qui lui avait reproché lors d'un dîner de Pessah ( Pâque juive ) auquel elle avait été conviée de n'être juive que quand ça l'arrangeait, et ce parce qu'Anne ayant eu des parents qui n'avaient pas laissé rentrer la religion sous leur toit, lui préférant Mai 68 et le socialisme, ne connaissait rien des rites liés à la religion juive...

Ce livre qualifié de "roman des origines" est avant tout et surtout une enquête effectuée par Anne Berest et sa mère Lélia, à partir d'une tragédie familiale marquée par la Shoah.

Cette enquête a comme élément déclenchant le coup de téléphone qu'Anne reçoit de sa mère au sujet de sa petite fille Clara, six ans, qui lui a rapporté l'échange qui suit :

-"Grand-mère, est-ce que tu es juive ?
-Oui je suis juive.
- Et grand-père aussi ?
- Ah non, il n'est pas juif, lui.
-Ah. Et maman, elle est juive ?
- Oui, toi aussi.
- C'est bien ce que je pensais.
- Mais pourquoi tu fais cette tête, ma chérie ?
- Cela m'embête beaucoup ce que tu dis.
- Mais pourquoi ?
- Parce qu'on n'aime pas trop les Juifs à l'école."

Lélia exige d'Anne qu'elle parle avec Clara et qu'elle aille s'expliquer avec le directeur d'école de sa fille.
Mais inexplicablement, Anne est incapable d'aborder le sujet avec Clara.
Comme elle le rapporte : "au lieu de cela, j'ai eu une sorte de flash, et cette carte postale qu'on avait reçue depuis seize ans est revenue comme une obsession. J'ai appelé ma mère et je lui ai dit " maman, est-ce que tu as toujours la carte postale ?" Elle m'a dit " oui, mais pourquoi ? ". Je lui ai dit : "mais je veux retrouver l'auteur."

Revenons donc un instant au tout début, c'est-à-dire à la mystérieuse et anonyme carte postale reçue par Lélia le 6 janvier 2003.
C'est une photo de l'Opéra Garnier, au verso de laquelle il semble y avoir un destinataire " M. Bouveris" et son adresse, et en guise de texte quatre prénoms :
- Ephraïm
- Emma
- Noémie
- Jacques
Ces quatre prénoms sont ceux des grands-parents de Lélia ( Ephraïm, Emma ), ainsi que ceux de sa tante ( Noémie ) et de son oncle ( Jacques ), le père et la mère de sa mère Myriam, de la soeur et du frère de Myriam. Tous les quatre ont été déportés et assassinés à Auschwitz en 1942, à l'exception de Myriam qui a "miraculeusement" échappé à la rafle et à ses conséquences.

Seize ans plus tard, et après que Clara ait été interpellée sur sa judéité, Anne, la petite-fille de Myriam, et Lélia, la fille de Myriam, décident d'enquêter sur l'énigmatique carte postale.
Entre les fouilles, les archives, elles font appel à l'agence Duluc détective, rue du Louvre, laquelle s'avère décontenancée par cette carte postale reçue tant d'années auparavant, mais elles ressortent de l'agence munies de quelques informations.
L'écriture est ce qu'on appelle dans le jargon "une écriture non sincère", et un criminologue graphologue prénommé "Jésus" accepte de comparer l'écriture de la carte avec celle de lettres ou d'écrits divers de personnes ayant pu avoir un "lien" quelconque avec la famille Rabinovitch...

Plus d'un siècle va se dérouler de manière romanesque dans ce polar biographique et généalogique, qui nous fait voyager de la Russie à la Lettonie, à la Palestine, à la Pologne, à la Tchécoslovaquie, à l'Allemagne et bien sûr à la France.

L'Histoire est intimement mêlée à l'histoire.
On côtoie des personnages célèbres dont un certain capitaine Alexandre ( René Char ), Irène Némirovsky, Gabriëlle Buffet, Francis Picabia, Adélaïde Hautval et beaucoup d'autres encore...

Anne Berest croit beaucoup à ce qu'elle appelle "la transmission de l'invisible", et elle se questionne, nous questionne sur ce qui continue à vivre en nous de nos ancêtres, quelque chose comme un marqueur cellulaire.
Et il y a effectivement beaucoup d'éléments troublants dans ce roman qui pourraient nous inciter à penser ou à croire que nous sommes tous porteurs de cette transmission.

Anne Berest qui reconnaît n'avoir pas de religion ( athée laïque ) a, grâce à ce livre, fait connaissance avec son histoire, ses racines, mais aussi avec une culture, et grâce à elle, nombreux seront ceux qui feront connaissance avec cette culture juive, riche et multimillénaire.

Un roman, une enquête, un chemin, un puzzle romanesque palpitant, touchant, bouleversant, questionnant, une sépulture offerte à ceux que la barbarie a voulu effacer.

J'ai adoré ce livre, le lisant souvent les yeux humides. Pour moi, c'est un coup de coeur qui aurait mérité le Goncourt.
Ayant été long et peut-être, sûrement même, éparpillé et peu concis, je voudrais terminer par une citation et deux extraits terriblement éloquents.

"Les Juifs sont indéniablement une race, mais ils ne sont pas humains." ( Adolf Hitler )

"Je vois le visage de Jacques, sa tête brune d'enfant, posée contre le sol de la chambre à gaz.
Je pose mes mains sur ses grands yeux ouverts pour les fermer dans cette page."

"Noémie meurt du typhus quelques semaines après son arrivée à Auschwitz. Comme Irène Némirovsky. L'histoire ne dit pas si elles se sont rencontrées."

Une structure narrative impeccablement structurée.
Une très jolie plume.
Des personnages extraordinairement vivants.
La dramaturgie de la vie et de l'histoire sans recours au pathos.
Une authenticité, un réalisme, une honnêteté intellectuelle qui sont la marque des belles personnes.
Un talent porté par une généalogie de plumes qui attendaient un tel livre.
C'est brillant et ça remue !

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