Il est plus aisé de n'avoir rien que de n'être rien
Parmi nous, certains roulaient un chapelet entre leurs doigts ou palpaient l'étoile de David accrochée à leur cou. D'autres lisaient des livres, les yeux cachés derrières de petites lunettes cerclées de fer, tels les personnages fébriles et coupables de Dostoïevski. J'ai entendu des idiomes inintelligibles, des prières inconnues.
A l'évidence, il y avait là des jeunes gens en quête d'un avenir enfin rayonnant, des familles qui rejoignaient le pionnier qui les avait précédées, des miséreux à qui ont avait fait miroiter des jours meilleurs, des forçats à qui on avait raconté le pays de la Liberté, des enragés et des utopistes. Des gens ordinaires avec un rêve extraordinaire;
Elle dit : "Nous porterons toujours une particule." Et c'est sa façon à elle de me commander d'assurer la descendance, de continuer l'Histoire. De préserver notre nom. Sa façon aussi de me ramener vers les femmes, la vie normale, les devoirs. Je ne lui dis pas : "Notre nom s'éteindra avec moi." A quoi bon?
" Car il ne suffit pas de devenir un autre, il faut avoir le courage de devenir soi."
Raymond (Radiguet) lance:
" On me demande comment j'ai fait pour écrire deux livres à 20 ans.
Mais c'est tout bête:
je dors très peu. On est besogneux lorsqu'on est insomniaque."
J'aime cette diversion: j'aperçois dans le reflet de la fenêtre un sourire qui se dessine sur mon visage.
Sans me retourner, je dis:
"Il ne faut pas exclure non plus que tu sois doué."
Il enchaîne:
"Et puis, sait-on si on aura le temps de tout faire? Mieux vaut commencer tôt!"
Le temps de tout faire. Une phrase qui me fait frémir.
Je me suis familiarisé avec l'anglais. Au point de savoir tenir une conversation. Surtout, j'ai cessé absolument de parler français.
J'ai rompu avec ma langue, après avoir rompu avec ma terre.
Moi qui me suis contenté de fuir, d'errer sans but précis, moi qui n'ai rien commencé, rien terminé, moi qui ne suis qu'un ballon de carnaval arrimé à la main d'un enfant distrait.
Je te fais une promesse : je m'efforcerai de ne pas pleurer. Il m'arrive d'être bêtement sentimental et de me montrer infichu de réprimer un sanglot. Je me suis endurci pourtant, tu ne me reconnaîtras pas. Je suis presque méconnaissable. Il faut avouer que j'ai traversé quelques épreuves qui m'ont tanné le cuir. Mais voilà, à l'instant de nos retrouvailles, il se pourrait que la mémoire soit la pire des violences, et m'envoie valdinguer. Comme je sais que tu n'aimerais pas me voir ainsi, je vais apprendre à me tenir. Et quand je saurai ma leçon, alors je me présenterai devant toi.
Que je vous dise, à ce stade de mon récit : je n'ai pas connu l'amour. Il faut reconnaître que je ne le cherchais pas. Hanté par le souvenir de mon amoureux mort, du jeune homme de vingt et un ans fauché dans la terre boueuse de l'Est de la France et rendu à sa mère dans un misérable cercueil,J e n'étais disponible pour personne, capable de sentiments pour personne. Enfermé dans mon deuil comme en une prison, nul ne pouvait me rejoindre.
J'ai pensé : si je survis à cette épreuve, alors je suis immortel. Énoncé autrement, cela donne : j'étais disposé à mourir. Et je ne suis pas mort.