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Critique de Erik35


À SON ÉPOUSE, À SES BEAUX-PARENTS, À LA CHINE.

Comment rencontrer l'Amour de sa vie, selon Jean-François Billeter ?
C'est assez simple, en définitive : Il faut d'abord être un jeune homme de 24 ans au début des années 60, suisse de préférence, non pas désoeuvré mais se cherchant encore beaucoup, passionné de langues orientales mais sans avoir réellement décidé de jeter son dévolu sur quelque direction précise que ce soit, trouver la langue chinoise amusante, rencontrer un aimable et intelligent professeur vous poussant à aller étudier non aux "Langues O" à Paris, mais in situ à Pékin, obtenir une bourse grâce, involontairement, aux connaissances de Service National de papa, traverser en train - mythique "Transsibérien" inclus - la moitié de la planète, sans oublier de passer le terrifiant "rideau de fer", se retrouver premier étudiant suisse de toute l'ère communiste chinoise, parvenir à s'y faire quelques connaissances parmi lesquelles la veuve d'un chinois dont la nationalité suisse d'origine lui permettait d'inviter chinois ET étrangers dans une même demeure, participer à une petite sauterie, danser avec une charmante chinoise se prénommant Wen, lui tirer involontairement sa longue natte. La faire rire...
L'épouser deux ans plus tard. Vivre quarante-huit année d'une aventure presque sans tâche avec elle.

Parfaitement improbable (comme l'est si souvent l'existence), n'est-ce pas ? C'est pourtant de cette manière-là que ce grand sinologue, intellectuel, écrivain et essayiste originaire de Bâle rencontrera sa future femme dans la nouvelle capitale de la République Populaire de Chine, Pékin (nouvelle, dans la mesure où la précédente était Nankin. Mais Pékin était alors une ville demeurée pour ainsi dire inchangée, inviolée, depuis des centaines d'années. Ce que l'auteur regrette car, depuis, les vents mauvais des réformes économiques successives, et surtout le grand boum économique de ces dernières décennies ont totalement détruits ce Pékin immémorial). Ce ne fut cependant pas une sinécure, et il fallait avoir un certain culot, ainsi, cependant, qu'un vrai grain de folie, pour souhaiter aller jusqu'au bout de cette décision : décider, tandis qu'on est un étranger suspecté de tout et de son contraire dans cette Chine paranoïaque, de prendre Wen, une digne représentante de l'ancien Empire du Milieu dans les mouvements de crises politiques incessants de cette Chine nouvelle, pour épouse. D'autant qu'on est à l'opposé de toute forme de bluette moderne, avec déclaration enflammée et découvertes des corps autant que des âmes : avant ce fameux et inespéré mariage, près de deux années se seront écoulées, et seulement une petite poignée de "vraies" rencontres ("en tout bien tout honneur", est-il seulement utile de le préciser ?), avec le danger incessant d'apprendre que la jeune fille a été arrêtée par la police et envoyée dans quelque camp de rééducation lointain, probablement mariée de force sur place... Pour la romance, il faudra repasser !

C'est bien entendu cette histoire parfaitement incroyable et, par bien des aspects, aussi rocambolesque que terriblement dangereuse dans cette Chine connaissant les prémices de ce moment terrifiant de la fameuse "Révolution Culturelle", à laquelle J-F Billeter avouera ne pas avoir réellement assisté ni, sur le moment, compris les enchaînements dramatiques, que nous allons suivre, médusé. A sa décharge, les étrangers de Chine n'avaient que peu accès aux informations et se trouvaient cantonnés dans leurs petits cercles, la méfiance étant de mise, et les chinois du commun strictement interdit de s'adresser à ces exogènes. C'est pourtant un document de première main - et raconté dans un style aussi impeccable qu'exaltant - qu'il nous est donné de découvrir dans ces quelques cent cinquante pages serrées de ce petit moment de bonheur (de lecteur) proposé par les éditions Allia.

On y découvrira, sous-jacente, la vie de ces premiers "pionniers" occidentaux dans une Chine de Mao où les luttes intestines au parti ont des répercussion désastreuses et mortifères sur le petit peuple de la rue et des campagnes. On découvre une Chine dans laquelle les communistes ont entamé leur travail de sape de déshumanisation, de déculturation et d'oblitération de tout souvenir récent, de celui des derniers témoins du temps d'avant 1949 et la prise de pouvoir par les communistes, mais dont le point d'orgue, délirant, implacable et apocalyptique sera la Révolution Culturelle, accompagnée de sa cohorte de Gardes Rouges, qu'une poignée d'intellectuels occidentaux dévoyés ou imbéciles voudront faire passer chez nous alors pour un grand moment (positif) de l'histoire... Mai 68 n'est plus très loin.

Cependant, Jean-François Billeter ne se comporte pas seulement comme un témoin amoureux de ses temps à la fois si proches et si lointains. L'auteur des extraordinaires "Leçons sur Tchouang-Tseu" (publié chez le même éditeur, Allia) ne pouvait se contenter de ce double hommage à sa femme et à la Chine sans en rendre un autre, émouvant, circonstancié, attentif à ses beaux-parents, à son beau-père surtout, mais empli d'un certain regret (celui d'avoir si peu, si mal connu cet homme, son épouse et ses autres enfants). Car cet homme, dont sa propre fille Wen, l'avant dernière d'une fratrie de sept rejetons, ne savait presque rien du passé, fut une sorte d'archétype de ce que traversa la Chine du XXème siècle.
Né en 1904 dans une petite ville de Mandchourie, il traversera tous les événements de son temps en témoin involontaire des soubresauts qu'elle aura connu, de la fin de l'Empire en 1911, aux luttes entre Russes et Japon pour se partager ce riche, industriel morceau de territoire - dont le second sortira, un temps, victorieux -, aux premières luttes entre communistes chinois et "nationalistes" (Billeter tient aux guillemets) du Kuomintang et l'aventure presque invraisemblable que cet homme intelligent et intègre suivra auprès d'un véritable personnage de roman, presque inconnu en France, surnommé "Le Jeune Maréchal", qui offrira de lui-même sa propre liberté pour tâcher d'obliger Tchang Kaï-chek, après l'avoir momentanément kidnappé, à joindre sa lutte à celle des communistes de Mao contre les japonais. le père de Wen, l'épouse de Jean-François Billeter, finira sa carrière auprès du "jeune maréchal" comme Lieutenant-colonel. Il eut suffit que lcelui-ci rappelle sa proximité d'avec ce stratège et homme politique fascinant (il en fut le garde du corps) auprès communistes d'après-guerre - ils en maintinrent le souvenir et l'exemple jusque dans les pires moments de la Révolution Culturelle - pour connaitre une belle fin de carrière et une retraite tranquille. Par excès de dignité et par absence totale de vision politique ni de tactique personnelle, cet homme n'en fit rien et vécu dès lors de déchéance en déchéance, convaincu d'être "un ennemi du peuple" et autres billevesées plus infamantes les unes que les autres (il se retrouvera même affublé d'une... étoile jaune !!!), entraînant malheureusement sa famille avec lui. Ses enfants s'en sortirent cependant assez bien, la fameuse Wen devenant même médecin grâce aux aides financières de ses frères aînés.

Il y aurait encore beaucoup à dire pour présenter ce petit livre, d'une richesse et d'une densité incroyables. D'une vraie et modeste beauté, aussi. On se prend à songer, une fois cette très humble autobiographie - humble et volontairement très distanciée - refermée, aux dizaines de millions de mort - certains chiffres malheureusement difficilement démontrables par manque de sources, souvent détruites, évoquent une fourchette oscillant entre 45 et 72 millions de victimes !), aux centaines de millions de déplacés de force, de "rééduqués", d'internés ou d'assignés à résidence que cette folie inimaginable d'une poignée d'hommes propagea dans ce pays aussi immense que riche d'une histoire, d'une culture et d'un peuple fascinants, incroyables, édifiants.

En quelques poignées de pages, en prenant appui sur son expérience personnelle, mais sans jamais en faire l'objet d'une généralité ou d'une leçon exemplaire (ce qu'il reproche d'ailleurs à bien de nos intellectuels occidentaux) Jean-François Billeter dresse le portrait d'une certaine Chine, passée et pourtant toujours un peu présente, malgré le déni pur et simple que les autorités actuelles maintiennent encore, vaille que vaille, de ces turpitudes de près d'un siècle. Un petit ouvrage non seulement nécessaire mais aussi troublant, attachant, beau. Oserait-on parler de coup de coeur ? Sans nul doute, même s'il est difficile de résumer des impressions, des ressentis ainsi qu'un projet tant littéraire qu'humain à cette trop évidente expression.

Un petit opuscule qui ne peut laisser indifférent, de cela, nous sommes absolument certains : Une rencontre à Pékin est un ouvrage pluriel qui nous parle des Amours d'un homme précis, fin, cultivé regardant ce passé sans nostalgie idiote, sans hypocrisie facile ni réécriture avantageuse des souvenirs parfois fuyants ou incertains, mais avec toute la tendresse possible de qui a bien vécu.
Là est peut-être l'ultime leçon.

PS : Précisons que cet ouvrage a été sélectionné par les jurés du «Prix Décembre» 2017, présidé par Eric Neuhoff. Même s'il ne l'obtient pas, cette reconnaissance est amplement méritée.
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