Elle avait l’impression de se cogner aux bords de son cerveau. Son univers venait de basculer une seconde fois. En rompant avec Suzon et sa famille, elle avait coupé l’autre fil qui la reliait à son ancienne vie. Elle tenta de se reprendre avant de remonter chez sa mère, de résister à ce gel intérieur qui la figeait. Résister, toujours résister.
Une autre aurait été fière de son parcours de journaliste. Mais prendre le pouls de la planète s’accompagnait chez Hannah d’une implacable et secrète remise en question. L’avènement de ce monde libre dont on se gargarisait la laissait froide. Elle n’oubliait pas que cette France si civilisée avait laissé partir 73 000 vies en fumée, dont 3 qu’elle chérissait. Et rien, ni tombe ni dépouille. Le pays ruisselait d’héroïsme, mais on ne parlait jamais des juifs exterminés. Dans l’imaginaire collectif, seuls les combattants, les résistants, les déportés politiques pouvaient prétendre au rang des victimes. Personne n’assumait Vichy dont les principaux cadres, plus de 10 ans après, dirigeaient toujours l’Administration. On escamotait, on réécrivait l’histoire.
" Le passé n'est jamais mort. Il n'est même jamais passé" Faulkner
"Elle n'avait jamais vu un antisémite. elle se demandait à quoi cette espèce inquiétante, si effrayante pour les grandes personnes, pouvait bien ressembler."
"Suzon avait faim de vie, Hannah soif de connaissances."
Hannah se dite que si à Paris la communauté judéo-turque avait tenté de recréer un petit Istanbul, les Juifs d'Istanbul reconstituaient le Paris de leurs fantasmes. Toujours entre deux pays, deux identités. Tel semblait le sort des exilés.
Les semaines se transformèrent en mois. Hannah avait l’impression que le retour ne viendrait jamais, qu’elles resteraient toute leur vie face au Bosphore. La France s’éloignait et les souvenirs de son père aussi. Elle avait mauvaise conscience de ce séjour qui s’éternisait, quand la France s’enfonçait dans la misère et la guerre.
Hannah ne confiait rien de ses tourments à ses parents. Elle craignait de les inquiéter, d’être retirée de l’école, comme d’autres filles. Cela aurait été une catastrophe. Des journées entières à la maison, à s’ennuyer.
Cécile enrageait d’exhiber en public ce qu’elle comparait à un tatouage de gibier. Au feu rouge, une dame coiffée d’un chignon, mise bourgeoisement, l’accosta. Cécile sursauta, mais la femme lui sourit. « Je suis catholique. Et j’ai honte pour mon pays, vous savez. »
Dans le quartier, la laïcité était la règle. L’idée ne serait venue à personne de refuser un sandwich aux rillettes ou de se reposer le samedi. Les parents d’Hannah travaillaient, dansaient, buvaient des verres avec les habitants du quartier, qu’ils soient français, grecs, italiens ou polonais. Seuls sa grand-mère Rachel et son grand-père Jo affichaient leurs convictions religieuses, assistant aux offices du matin. Pour Hannah, il s’agissait surtout d’un attachement au passé, une survivance de leur pays d’origine, de coutumes en quelque sorte. Elle n’avait jamais vu un antisémite. Elle se demandait à quoi cette espèce inquiétante, si effrayante pour les grandes personnes, pouvait bien ressembler.
Ces juifs cohabitaient avec d’autres étrangers, des Espagnols, des Italiens et quelques familles françaises modestes. Tous ces gens se mélangeaient, fréquentaient les mêmes cafés, les mêmes bistrots, et allaient danser ensemble le samedi soir. Chacun se débrouillait comme il pouvait pour survivre, sans prêter beaucoup d’attention à la nationalité des voisins.
Être juif,c'est avoir la trouille,tout le temps.