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Critique de Erik35


LUCIDE ET TRAGIQUE.

Ces deux mots résument, certes rapidement, l'oeuvre et l'existence toute entière du grand Nicolas Machiavel, humaniste - parce que c'était d'époque et que c'est, malgré ce que l'on peut en dire par ailleurs, l'homme qu'il met au centre de son oeuvre -, théoricien de la politique - peut-être le premier grand des modernes, à ce niveau ? -, de l'histoire - il en fit une de sa ville, Florence, qui fait encore date -, de la guerre - son autre grand essai - et, de manière moins évidente ainsi que fort méconnue, auteur de comédies pour le théâtre.

Lucide parce que, l'historien Patrick Boucheron nous le rappelle, Nicolas Machiavel ne se faisait aucune espèce d'illusion sur les hommes de pouvoir (il en avait trop vu au cours de sa carrière d'homme d'état. Aujourd'hui, on le qualifierait sans doute de haut fonctionnaire d'état), ce qui, bien souvent, fit passer le penseur pour un abominable cynique, l'affublant d'ailleurs de ce terme qui aujourd'hui encore a valeur de condamnation : le machiavélisme.
Tragique, d'une part parce que Nicolas Machiavel, malgré ses efforts pour être à nouveau dans les premiers cercles du pouvoir après un coup d'état en 1512 à Florence et une conjuration en réaction à celui-ci, dont il est encore aujourd'hui impossible de savoir s'il en fut ou pas, ne reviendra jamais tout à fait au plus haut niveau, même après plusieurs années d'exil. Tragique, encore, parce que son expérience, sa pensée très complexe (une vraie de vraie, celle-ci...) sur le pouvoir, sur le maintien du "Prince" à son poste, les erreurs à ne pas commettre, il nous rappelle sans cesse que le pouvoir politique ne devrait jamais se mesurer en terme moraux de bien ou de mal mais en ceux d'efficace ou d'inefficace (encore faut-il aussi s'entendre sur les buts à atteindre par cette efficacité), et que cela fait de cette pensée (très complexe, rappelons-le), une philosophie à l'écart de l'espoir et du désespoir, comme le rappelait judicieusement Claude Merleau-Ponty. Or, tout le monde sait, plus ou moins ce que son l'espoir et le désespoir mais comment situer, définir, vivre en l'absence de l'un ou de l'autre ?

C'est pourtant l'enseignement de ce grand, très grand penseur politique que cette série d'émissions brillantes données sur les ondes de France Inter par Patrick Boucheron en l'été 2016 et qu'il n'a presque pas, selon ses dires, remaniés pour l'occasion. Seul un chapitre en fut douloureusement absent cet été-là... Celui qu'il devait donner le jour du drame affreux de Nice.

Il est bien entendu difficile de prétendre que ce nouvel opus de l'excellente série des "un été avec..." fasse office de biographie complète ou d'étude approfondie de l'oeuvre de l'auteur considéré. Il n'empêche qu'elle est réalisée avec une telle intelligence de propos et un rythme interne tant agréable qu'on en ressort plus éveillé sur le monde, d'autant que celui de Nicolas Machiavel, tout différent du notre fut-il - cette Florence fabuleuse et terrible du Quatrocento italien, des fameux Médicis, de Savonarole, de la Rome des Borgia, de cette Renaissance italienne splendide et monstrueuse tout à la fois, etc -, ce monde-là trouve indubitablement écho dans la notre, ce que Patrick Boucheron, grand connaisseur de l'Italie médiévale et renaissante explique, illustre et démontre d'ailleurs à merveille.

Nous ne saurions donc assez recommander ce livre, mince par la taille mais énorme par ce qu'il contient d'enseignements, y compris en ces périodes estivales durant lesquelles il est traditionnel de se laisser aller à des ouvrages un peu plus légers (ce qui n'est pas désagréable non plus).

Quant à M. Patrick Boucheron, rien n'est plus vivifiant, pour ceux désirant connaitre un peu plus profondément sa pensée et son travail, que de lire ou d'écouter (sur le site du Collège de France, qui est très bien fait et entièrement gratuit) sa remarquable conférence inaugurale, évoquant une question cruciale : "Ce que peut l'histoire" et qui est un moment impressionnant de savoir, de sagesse et de transmission. En voici un bref extrait en conclusion de cette critique :

«Nous avons besoin d'histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d'une conscience – non pas seulement le siège d'une pensée, mais d'une raison pratique, donnant toute latitude d'agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s'y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s'affaiblir, à se désoeuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l'expérience et méprise l'enfance.»

De fait, l'été peut servir ce repos-là, n'est-ce pas ?
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