Double Peine

Je sais, c’est facile à dire avec ce qu’on sait d’elle. Mais à l’époque, elle avait déjà cet air sombre, un peu misérable, un peu chien battu… Un chien battu qui va mordre… Je ne sais pas expliquer. Elle vous faisait pitié, mais en même temps vous n’aviez pas envie de l’aider. Vous aviez juste envie de ne pas l’avoir en face de vous.

Elle était toujours à côté de la plaque. Elle se sentait prisonnière de ses parents mais la liberté devait l’angoisser, surtout depuis sa rupture avec Amar. D’un autre côté, elle ne savait pas dire non à Evelyne. Alors pour qu’Evelyne arrête de la stresser, elle l’a fait taire…

De nos jours, il suffit qu’un détenu ait dans ses relations une personne appartenant à la mouvance islamiste pour qu’on crie au loup. Dans le cas de Giselle, elle s’est fait plaquer il y a onze ans par un garçon dont elle n’a plus jamais eu de nouvelles. Ce qu’il a fait ensuite, ce qu’elle a fait, cela regarde chacun d’eux. D’ailleurs, elle ne sait pas ce qu’il est devenu. Elle n’en parle jamais.

Dans leur tête, la seule motivation pour laisser quelqu’un entrer chez soi est d’ordre policier. Qu’ouvrir une porte et montrer une chambre soit en réalité quelque chose d’anodin, ils ne l’envisagent pas. Comme ils n’envisagent pas que je puisse être d’un secours quelconque à leur fille. D’ailleurs, ils se moquent pas mal qu’on lui porte secours. Ils font leur devoir, toujours leur devoir, et rien que leur devoir, en payant un avocat et en allant la voir une fois par mois. Ils sont irréprochables.

Je ne suis pas emballée à l’idée de me retrouver au centre d’un règlement de comptes. Rejoindre le groupe des jeunes, c’est servir de cible à Van der Bitten. A l’inverse, se mettre du côté du fusil, c’est risquer d’être prise en otage au moment de l’arrivée de la police. Rien de très positif.

Je le revois en train de sortir son flingue comme on sort son briquet. Un meurtre pur et simple. Le fait qu’il soit flic n’excuse rien. Je me tais parce que je sais d’avance ce que pensent les autres flics autour de moi. Je les vois déjà hocher poliment la tête en se disant que ce n’est pas un métier pour une femme. Cela me hérisse. Ce n’est un métier pour personne, voilà tout. C’est le dernier des métiers.

Comme par hasard, des détenues qui voulaient venger le meurtre de la surveillante ont réussi à la coincer. Je savais qu’elles parviendraient à se venger. Ils y arrivent toujours. C’est un drôle de monde…

Pas question de risquer une émeute pour une vieille dame qui a des soucis avec son fils. Après un second coup de fil en début de soirée, ils ont décidé d’envoyer un psychiatre du CIP et les pompiers pour désamorcer la crise. Étiquette : violence familiale.

On ne mélange pas le travail et la vie privée, on ne mélange pas les enfants des uns avec les amants des autres, on alterne les Noëls, il y a une place pour tout et chacun à sa place. Cette option a pour avantage de supprimer les conflits. L’inconvénient, c’est qu’elle exige une vigilance de chaque instant. Personnellement, entre ma sainte horreur des conflits et mon penchant pour les cachotteries, je fais figure d’ayatollah du cloisonnement.

N’importe quelle idiote aurait compris que mon attitude envers Kiki ne donnerait rien de bon. Mais pas moi. J’ai la faiblesse de croire aux valeurs de la République, au travail, à la famille et – en tant qu’immigrée de seconde génération – à l’axe France-Portugal. Si, comme on le prétend, les Portugais sont les Bretons de l’Europe, Sheila peut toujours essayer de me faire craquer, je ne céderai pas. Ce chien n’a rien à faire dans le service, point final. Et comme je n’ai pas l’intention de payer pour mes convictions, je décide d’attendre Monique dans un lieu moins hostile.