Quand il passe, tous se taisent et le suivent des yeux. Personne ne se moque de lui, mais leur silence est une haine. Sa seule présence, une offense.
En bas, c'est l'appétit de la ville, en haut ce sont ses rêves, mais pour donelli, comprendre cette ville, c'est la regarder du dix-septième étage.
- Comment fait-on pour dire adieu à quelqu'un qu'on ne reconnaît pas ? murmura Donnelli.
- On regarde mieux.
Cette femme, c’était un aimant. Un trou noir. Elle aspirait tout de lui.
Donnelli lève un regard fatigué vers Pfiffelmann.
- Pfiff, qu'est-ce que tu fais encore là !
- Je suis ton équipier, non ? Je fais mon job de flic !
- Tu n'es plus flic, Pfiff.
- Qu'est-ce que tu racontes, flic un jour, flic toujours, tu le sais bien ! Fanfaronne l'autre.
- Plus pour toi.
- Et pourquoi ça ?
- Parce que tu es mort, Pfiff. Tu es mort. Tu n'es même plus vivant. Tu t'es fait descendre il y a trois semaines et je t'ai porté en terre moi-même après avoir rameuté quelques flics juifs du service pour m'aider à te mettre dans le trou.
- Ah oui, c'est vrai...
Quelquefois, les amours inavoués ont le goût doux-amer d’un glaçage à l’orange sanguine.
Jouir et baiser, ça va un moment, mais ça ne construit pas une relation.
Martha s’en moquait en disant qu’elle habitait le Wild : Where I Love Donnelli. Il s’en souvient. C’était au temps où ils s’aimaient.
Cette femme, c’était un aimant. Un trou noir. Elle aspirait tout de lui. Son plaisir, sa jouissance, son sperme, ses emmerdes, ses doutes, ses tracas. Elle le possédait comme un ouragan et le rejetait comme un naufragé sur une grève. Vidé mais vivant. Ailleurs. Loin de tout. Quand on pense qu’elle l’a largué au prétexte qu’il était toxique ! Lui ! Il gardait plutôt l’impression que c’était elle qui l’avait dissous à l’acide de sa féminité conquérante.
La lumière ruisselle des fenêtres et des baies vitrées. Du moindre relief sur une façade, elle tire des ombres verticales qui redessinent les immeubles et les grave d’or et d’ébène. Elle troue les cours intérieures de puits sans fond, fait de chaque sommet de building un Annapurna flamboyant. Dans le canyon que devient la rue, les passants s’arrêtent, saisis par la magie de l’instant. Ce qu’il a fallu de hasard pour que deux fois par an l’ali¬gnement de l’astre s’inscrive dans la perspective exacte de la 42e. Que l’axe de l’île sauvage de Manhattan soit décalé de vingt-neuf degrés par rapport au nord. Que le plan de la ville, imaginé sans architecte par de simples fonction¬naires, repose sur un quadrillage perpendiculaire des rues et des avenues. Le grid, la grille arbitraire et cadastral d’un commissaire au plan pour rendre plus rentable le négoce de chaque parcelle. Donnelli n’ose imaginer que ces coïncidences aient pu être calculées. Le phénomène est bien plus grisant encore s’il n’est que le fruit du hasard. Rien à voir avec les mégalithes de Stonehenge en Angleterre et leurs savants calculs d’alignements et de perspectives d’une science préhistorique. Donnelli ne veut rien voir d’humain dans le phénomène du Manhattanhenge. Il faut que ça reste du ressort de la nature, du caprice de l’astre magnifique. Manhattan, chaque 12 ou 13 juillet, n’est pas à la recherche d’une cosmologie divine. C’est juste un canyon, un Colorado urbain, que le soleil, par jeu, inonde.