Citations sur Quartier rouge (30)
– Et que nous racontent ces messieurs de la police scientifique ?
– Pas mal de choses. Mais le bilan n’est pas joyeux : nous n’avons aucun indice sur le tueur, pas même une empreinte de pas. Il a plu des cordes la nuit dernière. Le type a eu de la veine.
– Qu’est-ce qui vous fait penser que le meurtrier est un homme ?
– En général, les femmes ne choisissent pas la strangulation pour se débarrasser d’une personne gênante.
Faller a raison. Étrangler quelqu’un demande beaucoup de force et des nerfs solides. Il faut avoir une constitution de défenseur central et une bonne dose de brutalité. Peu de femmes répondent à ces critères.
Le port est très animé. Toutes les lumières sont allumées, on entend des cris, le bourdonnement des grues et des chariots élévateurs. En général, je préfère quand un lieu est endormi. Et justement, c’est la nuit que je me sens le mieux ici. Lorsqu’un silence paisible enveloppe les quais et les hangars. Durant un instant, le soleil perce les nuages et jette un rayon chaleureux sur les montagnes de containers. Puis le ciel se referme et la grisaille envahit de nouveau les docks. À bâbord, deux balèzes portent des caisses sur une péniche. Au moment où je passe devant eux, ils me sifflent. Je me doutais qu’ils ne pourraient pas s’en empêcher et je leur fais un doigt d’honneur.
– Je peux envoyer Calabretta interroger les filles, si vous préférez, propose-t-il.
Mi-italien mi-allemand, Calabretta est le chouchou de Faller à la Kripo. Je crois que le commissaire aimerait bien qu’il lui succède. Je n’aurais rien contre. Calabretta est un excellent policier. Mais je préfère parler moi-même aux dames qui font le trottoir. Je vais volontiers enquêter dans le quartier rouge, qui se trouve à deux pas de chez moi. J’aime bien les habitants du Kiez. Ce sont des gens droits.
– Non, pas la peine, je m’en charge. On se voit plus tard à la morgue ?
– D’accord, chef.
– Ah, Faller ?
– Oui ?
– Vous vous occupez des deux Philippins ?
– Naturalmente.
Comme je le disais, Faller a un faible pour l’Italie. Parfois, c’est à devenir fou.
– Chastity ?
– Oui ?
– Faites-moi plaisir, dit le commissaire. Prenez deux aspirines. J’ai l’impression que vous n’êtes pas dans votre assiette.
Ça marche. Ce soir, j’irai parler à quelques filles qui tapinent sur Hans-Albers-Platz.
– Merci, dit Faller. Je suis trop vieux pour ça.
– Pas de problème.
Depuis une sale affaire vieille de quelques années, Faller évite de mettre les pieds dans le quartier du Kiez. Je ne lui en veux pas. Chacun porte sa croix. Je fais tout mon possible pour l’aider à oublier cette triste mésaventure.
– Je peux envoyer Calabretta interroger les filles, si vous préférez, propose-t-il.
– Bon, je dois y aller. Et foutez la paix à Faller quand il arrivera.
Il est temps de mettre les voiles. Pas question de tomber dans les pommes sur une scène de crime.
Bon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Dans mon boulot, j’ai du mal à affronter certaines choses, et le corps d’une femme scalpée au beau milieu de mon quartier en fait partie. Je pose une main sur ma nuque et, de l’autre, tâte la naissance de mes cheveux. Tout est là. Je m’ébroue discrètement et resserre mon manteau autour de ma taille. Nous avons donc affaire à un cinglé qui ne voulait pas seulement tuer, mais aussi mutiler sa victime.
Merveilleux.
Je demande au type de la scientifique :
– Quelle est la cause de la mort ?
J’observe le ciel plombé. Impossible de discerner un nuage. C’est une vraie soupe là-haut.
– Strangulation, répond-il. Probablement avec un câble en plastique ou quelque chose dans le genre.
– Heure du décès ?
– Je ne peux pas encore le dire avec précision. Sans doute après minuit. Le doc vous donnera plus d’infos.
– OK. Autre chose que je devrais savoir ?
– Oh oui, rétorque l’homme en soulevant légèrement la perruque bleue.
Sous le postiche, je ne distingue ni cheveux, ni peau. Tout ce que je vois, c’est une masse sanguinolente, pleine de croûtes. Aussitôt, j’ai la tête qui tourne. J’aimerais me cramponner à quelqu’un, mais je ne veux pas faire ce plaisir au gars de la scientifique.
– Elle a été…
– Exactement, dit-il avec un sourire en coin. La demoiselle a été scalpée. J’ignorais qu’on vivait au Far West.
Je trouve que Faller est un bon flic. Parfois un peu déprimé, mais il a du flair. Quand il est de mauvais poil, il me fait penser à Robert Mitchum. Dans ces moments-là, pour le dérider, je lui lance : « Bon sang, Faller, vous êtes un mec vraiment cool. Si j’avais vingt ans de plus, je vous épouserais sur-le-champ. » Sa réaction habituelle est de fixer le sol, d’allumer une Roth-Händle et de grommeler : « Je sais, ma petite. Je sais. » Je l’apprécie vraiment, le commissaire Faller.
Un des techniciens, un type maigre avec un nez en bec d’aigle, commence à examiner le cou de la victime.
– Que fout la Kripo ? me demande-t-il.
– Ils sont en route.
– Qui est d’astreinte aujourd’hui ?
– Le commissaire Faller.
Il roule les yeux.
– Le vieux raseur.
– Eh, mon mignon, un peu de respect pour les anciens ! Et jusqu’à ce que Faller arrive, c’est moi la Kripo. Pigé ?
– À vos ordres, madame le procureur, lâche-t-il d’un ton méprisant.
Connard.
Clic. Ils prennent des photos maintenant. Ils mitraillent toujours comme des fous les scènes de crime, et déposent partout des petits plots numérotés pour attirer l’attention sur des indices apparemment importants. Pour ma part, je ne vois rien. Que des pavés trempés.