Le lac

Avant l’autopsie, on ne pouvait être sûr de rien mais en voyant les marques sur sa peau, les traces de cordes, le sang, on pouvait d’ores et déjà comprendre que la fille avait été jetée là comme un déchet encombrant. Warren imaginait bien l’enfer qu’elle avait vécu. Le Doc le lui confirmerait bien assez tôt, et ce, dans le moindre détail.

Quand la police ne résolvait rien — et cela arrivait un peu trop souvent à son avis, c’était encore plus dur. L’échec amplifiait la culpabilité. Ces histoires laissaient des cicatrices à l’âme, toujours, et il en avait plus que son comptant. Il pouvait lui arriver ainsi de se réveiller en hurlant au beau milieu de la nuit, hanté par des images qu’il aurait préféré avoir oubliées.

On s’habituait, n’était-ce pas, on s’habituait à ce silence froid et implacable, même avec le son de la télé en fond musical, même avec le bruit des clapotis de l’eau sur le lac. La journée terminée, pleine de drames, de papelards, de coups de fil, de réunions, de débats, de concertations, de mains serrées, de voix stressées, Warren appréciait les espaces neutres et sans âme de sa maison, ses grands couloirs vides et dépeuplé

À quel moment le rêve devient-il réalité et la réalité un rêve ?
À quel moment franchit-on la frontière ?
À quel moment se retrouve-t-on de l’autre côté du miroir ?

On aurait pu penser que le temps avait peint une éternelle saison sur les fenêtres à carreaux. Probablement que depuis toujours, on y admirait les mêmes arbres séculaires, élancés et majestueux au-dessus de la même rive de l’autre côté, avec ses maisons de bois blanches centenaires. Et quand on s’allongeait sur la plage, les derniers jours de l’été, cette année, une autre, c’était comme si les nuages avaient fait le tour du monde, pour repasser indéfiniment dans le même ciel, poussés par la même brise.

La peur et la colère remplacèrent le bon sens, la raison laissa place à la folie meurtrière. Une chasse à l’homme fut envisagée, deux jours après la disparition des sœurs Leard, à l’encontre de trois jeunes Indiens encore mineurs fortement soupçonnés, qu’on avait vus rôder dans le coin, mais vraisemblablement accusés à tort. Les Métis, descendants des premiers couples mixtes de Duvall’s Town, s’en lavèrent les mains, préférant la paix à la discorde, tandis que les figures notables de la ville, tous blancs, votèrent d’une seule voix pour une exécution rapide et sommaire des trois jeunes Indiens, terrés dans leur tribu, à l’emplacement de la Crique des Gens-du-Sang, de l’autre côté du lac.