« Le seul but de chacun est de s’empêcher de mourir . »
Robert Antelme .
Au matin du 11 avril 1945, nous avons vu les SS détaler comme des rats. Certains ont même été faits prisonniers par les déportés qui avaient pris le contrôle du camp avant l'arrivée des Américains, dans l'après midi.
Au beau milieu du camp trônait un camion rempli de prisonniers allemands. Les militaires américains se sont approchés de nous et ont tendu un fusil- mitrailleur à l'un des mes copains en disant "Si tu veux, tu peux tirer dedans". Mon camarade a rejeté la proposition. Cela a été son premier acte de liberté: refuser de s'identifier aux rôles de victimes ou de bourreaux définis et assignés par les SS. S'interdire de répondre aux forces destructives par la destruction, résister à la tentation de s'identifier aux SS.
Toute mon énergie, toute ma volonté étaient dirigées vers l’avenir. Même en Israël, il était infiniment dangereux pour nous de nous replonger dans les scènes d’horreur que nous avions vécues. Une chape de plomb s’était abattue sur nous, les rescapés, à tel point que nous ne voulions pas en parler aux nôtres, ni même entre nous. Nous sentions que notre vie familiale et professionnelle serait impossible si, d’une façon ou d’une autre, nous nous engagions dans ce récit. Et le regard interrogatif, dubitatif, interloqué et apitoyé des autres, leur refus d’entendre une vérité insoutenable. Ces gens qui avaient vécu normalement ne pouvaient intégrer cette horrible réalité dont nous étions les victimes et les témoins. Même dans la famille. L’horreur absolue par laquelle nous étions passés leur paraissait tellement inimaginable, impossible.
Etty Buzyn (son épouse) écrit dans la partie témoignage : L'écriture de ce livre a été pour lui (Elie Buzyn) une façon de faire de son témoignage oral un récit, une trace - parmi tant d'autres - qui perdurera après la disparition des derniers témoins. Mais aussi, plus de soixante-dix ans après Auschwitz, un nouveau parcours sur le fil, comme un funambule, au-dessus de ce gouffre toujours béant dans lequel il retient encore de tomber.
Nous ne pouvions même plus penser, notre seule préoccupation consistant à trouver quelque chose à manger.
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Etty, mon épouse, pour ses encouragements et l'aide précieuse qu'elle a su apporter à la formulation de ce témoignage. Mais avant tout pour sa sollicitude, depuis plus d'un demi-siècle, à partager les affres de ma difficile reconstruction.
Le projet de témoigner sur mon vécu de la déportation n'est pas fortuit. Il s'est imposé au fur et à mesure de mes fréquentes interventions dans différents lieux, en particulier auprès de scolaires et d'étudiants.
À la descente du train, dans ce climat d’une violence indescriptible destinée à nous terroriser et à nous rendre incapables de réagir, je me suis retrouvé définitivement séparé de mes parents. J’avais 15 ans.
Je ne sais toujours pas comment il est possible de décrire le climat de violence et de meurtre de ce “jeudi sanglant” : des cris, des chiens, un vacarme assourdissant, comme si le monde allait s’écrouler, le ciel nous tomber sur la tête.
Il est impossible de restituer une telle férocité.
Spielberg lui-même n’y est pas parvenu dans sa Liste de Schindler.
Les mots ou les images sont impuissants à décrire un tel chaos, une réalité à ce point inhumaine.