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Critique de NinaG13


TW : viol, nécrophilie, cannibalisme

Quand on parle réécritures de contes, il y a des auteur.ices maîtres du genre à ne pas rater. Angela Carter en fait partie. D'autant plus que les siennes sont gothiques, un genre que j'apprécie beaucoup. Était-ce le mix parfait ? (Puisqu'on peut y rajouter une pincée de féminisme, ce qui ne gâche rien). J'ai découvert avec plaisir ce classique et ma lecture a frôlé le coup de coeur.

La 4e de couverture évoque une transformation de la part de l'autrice qui en donne une version pervertie. Je ne suis pas forcément d'accord. Si vous avez lus les premières versions des contes, alors sans doute connaissez-vous les part sombres qu'ils recèlent, gommés par de nombreuses adaptations. Carter met le doigt dessus et l'enfonce un peu plus dans la plaie. Il en nait une oeuvre plus sanglante (elle s'intitule d'ailleurs The Bloody Chamber en VO), nébuleuse, dérangeante au point qu'elle en devient fascinante. Je reviendrai ici sur les nouvelles qui m'ont le plus marquée.

Le recueil fut publié en France sous le titre La Compagnie des Loups, un titre qui vous est peut-être familier si vous connaissez le film de Neil Jordan sorti en 1985, adaptation de la nouvelle éponyme. Celle-ci, comme le Loup-Garou, est une réécriture du Petit Chaperon Rouge. Carter reprend la symbolique souvent évoquée du prédateur, mai aussi celle de l'éveil à la sexualité où le personnage féminin, confronté aux loups cachés derrière de nombreux visages, l'embrassera pleinement. Il y a un côté dérangeant dans ce côté bestial qui sommeille en nous, cette part animale que l'autrice relie à la féminité. Avec Louve-Alice, elle s'intéresse aux histoires d'enfants sauvages qu'elle couple d'un fantastique mélancolique, là où les filles-loups à la vision déformée du monde se mettent à côtoyer des fantômes.

M. Lyon fait sa cour et La jeune épouse du tigre sont deux revisites de la Belle et la Bête. Avec le Chat Botté, elles forment une trilogie féline. Des trois, la réécriture de Perrault/Straparola m'a le plus interpellée tant elle détonne des autres nouvelles. Ici le ton est plus humoristique, grivois, aux allures de romans picaresque où un filou matou nous conte avec malice ses manigances pour aider son maître à séduire une jeune épouse malheureuse.

Deux nouvelles se distinguent par leur côté particulièrement étrange et père de malaise. le Roi des Aulnes reprend le mythe du même nom, immortalisé par le poème du Goethe. Dans une narration hypnotique donnant vie à une forêt à la fois terrifiante et magnifique, une jeune fille tombe sous l'emprise du Roi des Aulnes avant de s'émanciper et s'en libérer. La nature et les oiseux deviennent alors métaphores de ce besoin de liberté, mais aussi de l'amour au goût de fiel, de la manipulation d'un être sur des jeunes filles prisonnières. L'Enfant de la neige est le texte le plus court, mais aussi le plus brutal. On y reconnait la figure de Blanche-Neige et la belle-mère jalouse, mais Carter met surtout en avant le pouvoir des hommes et leur perversion à travers une scène choquante dont la brièveté renforce l'horreur. La figure de la jeune fille, réduite à ses attributs physique (blanche, noir et rouge) rappelle comment de nombreux hommes voient les femmes.

L'ordre des nouvelles diffère d'une version à l'autre. Pour une fois, je préfère la version française car la première nouvelle et la dernière m'ont le plus marquée, ce que j'attends souvent d'un recueil. En plus, elles se répondent dans leurs thèmes, comme si elles avaient été écrites en miroir. D'un côté, une jeune fille à la merci d'un homme monstrueux. de l'autre, une jeune homme face à une femme dangereuse.

Le cabinet sanglant est une réécriture de Barbe-Bleue se déroulant en Bretagne, sans doute au début du XXe siècle. Narrée à la première personne, cette nouvelle suit une jeune épouse emménageant chez son mystérieux mari. C'est sans doute l'exemple le plus flagrant du gothique avec ce château isolé et cette héroïne esseulée, guettée par le danger. On retrouve aussi des références aux contes de fées dans les descriptions. Carter travaille l'intertextualité de son texte en évoquant des oeuvres picturales bien réelles ou des figures littéraires bien connues (Barbe-Bleue est lui-même nommé, mais aussi la vampire Carmilla). Personnellement, j'ai beaucoup pensé à Rebecca de Daphné du Maurier, écrit 40 ans plus tôt. On y retrouve la jeune épouse jamais nommée, la demeure en bord de mer, le mépris des domestiques, le mari plus âgé cachant un lourd secret… D'ailleurs, cette différence d'âge est là pour créer le malaise. Il y a un certain inconfort dans la façon dont est décrite la sexualité de l'époux face à l'innocence de la (très) jeune fille. La prouesse de Carter est de me faire frissonner alors que je connaissais déjà l'histoire. J'avais beau savoir comment tout cela allait se terminer, je retenais mon souffle. Je me sentais mal. Mais jamais l'autrice ne va juger son héroïne pour sa curiosité, au contraire. le récit remet la femme au centre de l'intrigue, avec un joli travail sur la figure maternelle.

Enfin, le recueil se conclut sur La dame de la maison d'amour, une réécriture assez libre de la Belle au Bois Dormant. Ici, l'autrice marie la figure de la belle endormie à celle du vampire d'Europe de l'Est. Oui, car si la princesse semble dormir depuis des années, elle n'est en réalité assoupie que pendant le jour. Comme les princes se succèdent pour essayer de la réveiller mais finissent prisonnier des ronces mortelles, c'est un autre piège qui attend les malheureux dans la nouvelle de Carter. Vêtue à jamais d'une robe de mariée, la comtesse verra son destin basculer le jour où elle croisera la route d'un jeune soldat anglais à la pureté virginale. L'autrice retravaille le concept de mortalité, réinterprète l'éveil de la princesse par le prince et la blessure au doigt, interroge sur la monstruosité avec cette question qu'elle répète comme un refrain : « L'oiseau peut-il chanter seulement la chanson qu'il connaît, ou peut-il apprendre une chanson nouvelle ? ». La mélancolie règne jusque dans la chute, sublimée par une plume délicate et poétique qui m'a évoqué l'Apostasie de Vincent Tassy. C'est pourquoi je vous laisse avec cette citation qui subsiste encore en moi :

"Je vais me dissiper dans la lumière du matin ; je n'étais qu'une invention des ténèbres.
Et je te laisse en souvenir la rose sombre, la rose armée de crocs que j'ai cueillie entre mes cuisses comme une fleur posée sur une tombe."

Lien : https://moonlightsymphonyblo..
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